R E V U E D ’ H I S T O I R E E T D E P H I L O L O G I E LE MOYEN AGE Tome CXV

R E V U E D ’ H I S T O I R E E T D E P H I L O L O G I E LE MOYEN AGE Tome CXVIII 2/2012 DOI : 10.3917/rma.182.0329 Le Martyre de saint Lambert du « diptyque Palude » et les cérémonies de 1489 à la cathédrale de Liège Introduction Le Grand Curtius, musée d’art et d’histoire de la ville de Liège, conserve, sous le nom de « diptyque Palude », deux panneaux dissociés, peints sur chacune de leurs faces, et sur lesquels subsistent les traces de systèmes de fi xation1. Ces peintures représentent, l’une, la Nativité avec au verso, en grisaille, le Jugement de Salomon, l’autre, le Martyre de saint Lambert, évêque de Tongres-Maastricht, avec au revers, également en grisaille, la Rencontre du Christ avec la femme adultère2. Le nom donné à cet ensemble lui vient du personnage qui s’est fait représenter dans le coin inférieur droit du tableau fi gurant saint Lambert, tableau qui retiendra ici notre attention (fi g. 1). Selon les usages bien connus, le commanditaire, accompagné de ses armoiries, est peint, dans la scène, à genoux, en posture de dévotion3. Il s’agit de Henri ex Palude († 1515), un AUTEUR : Paul BRUYÈRE, Haute École libre mosane (Liège), paul.bruyere@skynet.be. 1. Conservés dans une collection privée, ces deux panneaux ont été légués en 1881 à la Société d’Art et d’Histoire du Diocèse de Liège qui fut à l’origine du Musée diocésain. Les collections de ce musée furent en partie intégrées dans le Musée d’Art religieux et d’Art mosan, lequel constitue depuis 2009 l’un des pôles de l’ensemble muséal de la ville de Liège, le Grand Curtius. Le numéro d’inventaire de l’œuvre est A 10 a/b. 2. Le « diptyque Palude » a suscité, depuis la fi n du XIXe siècle, une littérature abondante et souvent répétitive. Celle-ci a fait l’objet d’une synthèse par D. ALLART, La peinture du XVe et du début du XVIe siècle dans les collections publiques de Liège, Bruxelles, 2008, p. 83–96 (avec bibliographie rétrospective). 3. Voir l’étude récente de I. FALQUE, Portraits de dévots, pratiques religieuses et expérience spirituelle dans la peinture des anciens Pays-Bas (1400–1550), Thèse de doctorat en Histoire, Art et Archéologie, Université de Liège, 2009. Cet auteur opère, p. 9–12, une distinction intéressante entre portraits dévotionnels et portraits de 330 P. BRUYÈRE chanoine de la cathédrale Saint-Lambert, qui joua, comme nous le montrons ailleurs, un rôle important au sein de son chapitre tant sur le plan politique, que sur celui de la liturgie. Decretorum doctor, Henri ex Palude fut reçu au chapitre cathédral le 6 mai 1478, et y fut nommé grand chantre dix ans plus tard, le 2 août 1488 (fi g. 2). Il demeura connu, dans les siècles qui suivirent, pour avoir offert à Saint-Lambert, en 1495, un bâton cantoral orfévré, de grande dimension4. Dans les pages qui suivent, nous entreprenons une mise en perspective de l’iconographie du Martyre de saint Lambert, en la mettant en relation avec les récits hagiographiques et les textes liturgiques d’une part, avec la personna- lité du commanditaire d’autre part. Chemin faisant, nous nous proposerons de dater aussi précisément que possible la réalisation du « diptyque », et d’émettre une hypothèse plausible sur le lieu pour lequel celui-ci a été conçu. Le contexte Littérature et liturgie Les faits et gestes de l’évêque de Tongres-Maastricht, Lambert, ont été consi- gnés dans cinq récits hagiographiques, écrits entre le VIIIe et le XIIe siècle5. Plusieurs exégètes ont montré que ces biographies, élaborées sur près de cinq siècles, ont peu à peu fait glisser l’histoire vers la légende, chaque auteur produisant une version des faits fl uctuant au gré d’intérêts à servir6. Alors donateur. Voir aussi ID., Entre traditions fl amande et ibérique. Les œuvres religieuses fl amandes comportant des portraits d’Espagnols (1400–1550), Diplomates, voyageurs, artistes, pèlerins, marchands entre pays bourguignons et Espagne aux XVe et XVIe siècles, éd. J.M. CAUCHIES, Publication du Centre européen d’Études bourguignonnes (XIVe–XVIe s.), t. 51, 2011, p. 275. 4. P. BRUYÈRE, S. DE MOFFARTS D’HOUCHENÉE, Henri ex Palude († 1515) et le bâton de chantre de la cathédrale Saint-Lambert de Liège, à paraître. 5. Pour la bibliographie générale, nous renvoyons à la Bibliotheca hagiographica latina antiquae et mediae aetatis, Bruxelles, 1895–1898, p. 698–701, et à son Novum supplementum, Bruxelles, 1986, p. 514–515 (= BHL 4677–4694). Voir particulièrement L. VAN DER ESSEN, Étude critique et littéraire sur les vitæ des saints mérovingiens de l’ancienne Belgique, Louvain–Paris, 1907, p. 20–53 et passim ; P. BERTRAND, Art. Lambert (saint), Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques (= D.H.G.E.), fasc. 174– 175a, Paris, 2008, col. 48–55. 6. G. KURTH, Étude critique sur saint Lambert et son premier biographe, Anvers, 1876 ; S. BALAU, Les sources de l’histoire de Liège au Moyen Âge. Étude critique, Bruxelles, 1903, passim ; VAN DER ESSEN, Étude critique, p. 39–46 ; Vitae Landiberti episcopi Traiectensis, éd. B. KRUSCH, Monumenta Germaniae Historica, Scriptores Rerum Merovingicarum (= M.G.H., S.R.M.), t. 6, Hanovre–Leipzig, 1913, p. 299–352 passim ; H. SILVESTRE, Les avatars de la tradition liégeoise sur la fi n misérable des meurtriers de S. Lambert, Le Chronicon Sancti Laurentii Leodiensis dit de Rupert de Deutz. Étude critique, Louvain, LE MARTYRE DE SAINT LAMBERT DU « DIPTYQUE PALUDE » 331 Fig. 1. Diptyque Palude, Martyre de saint Lambert, LIÈGE, Grand Curtius, A 10 a/b © Liège, Grand Curtius. Œuvre anonyme commandée entre 1489 et 1495 par Henri ex Palude, chantre de la cathédrale de Liège 332 P. BRUYÈRE qu’il est aujourd’hui acquis que saint Lambert fut la victime d’une vendetta mettant aux prises deux groupes familiaux qui visaient à contrôler le patri- moine de l’Église de Tongres-Maastricht (la mort eut lieu le 17 septembre d’une année comprise entre 696 et 705), les hagiographes, conduits par des préoccupations politiques contemporaines, ont fi ni par faire accroire que l’assassinat avait été commandité par Alpaïde, maîtresse de Pépin II auquel notre saint homme avait reproché sa conduite illégitime. Ce n’était donc plus à un crime suscité par la vengeance privée qu’on avait affaire, mais au martyre d’un prélat courageux, mort pour avoir défendu les idéaux de la foi chrétienne. Une particularité digne d’intérêt semble avoir échappé à la plupart des observateurs du tableau qui fait ici l’objet de notre attention, à savoir l’insis- tance avec laquelle le peintre a mis en scène, aux côtés de saint Lambert, deux autres personnages eux aussi victimes de l’agression. La violence avec laquelle ces derniers sont assaillis, la position qu’ils occupent dans la com- position, de même que l’importance accordée aux attitudes des assaillants et la précision avec laquelle sont représentées les armes, laissent poindre le parti pris par le commanditaire d’associer à la mort de saint Lambert celle de deux de ses parents, connus très tôt dans la littérature hagiographique sous les noms de Pierre et Audolet. En passant en revue les différents récits biographiques de saint Lambert, nous souhaitons comprendre comment s’est peu à peu élaborée une « lé- gende liturgique » : comment ces narratifs ont servi de « bagage cultuel » aux clercs de la cathédrale de Liège chargés de perpétuer la mémoire de leur saint patron. La Vita vetustissima est l’œuvre d’un auteur resté anonyme. Par sa division en lectiones, ce récit primitif possède déjà toutes les caractéristiques d’un texte liturgique7. Dès ce premier texte, écrit entre 727 et 743, les personnages de Petrus et Autlaecus8 sont nommés. Ceux-ci ont tué Gallus et Rivaldus, deux frères parents d’un domesticus de Pépin, un certain Dodon. C’est Dodon qui, en représailles, a organisé le massacre de l’évêque et de ses parents. Les assaillants font irruption dans la pièce où Lambert est en prière ; l’un d’eux grimpe sur le toit, dont il ôte le revêtement, aperçoit l’évêque dans sa chambre ; Pierre et Audolet s’offrent d’opposer une résistance à l’agression, 1952, p. 371–395 ; J.L. KUPPER, Saint Lambert : de l’histoire à la légende, Revue d’Histoire ecclésiastique, t. 79, 1984, p. 5–49. 7. VAN DER ESSEN, Étude critique, p. 26. 8. La graphie de ce nom varie selon les manuscrits, la première que nous citons ayant été adoptée par l’éditeur des M.G.H. : Autlaecus, Autlecus, Audolecus, Audlecus. Vie la plus ancienne de saint Lambert écrite par un contemporain, éd. J. DEMARTEAU, Liège, 1890, p. 53–54. Nous adoptons, dans le texte, la graphie Audolet de préférence à Andolet, forme que l’on rencontre tardivement dans la littérature. LE MARTYRE DE SAINT LAMBERT DU « DIPTYQUE PALUDE » 333 Fig. 2. Diptyque Palude, Martyre de saint Lambert, détail, LIÈGE, Grand Curtius, A 10 a/b © Liège, Grand Curtius. Le chanoine Henri ex Palude, en habits de chœur avec l’aumusse sur le bras gauche, et tenant en mains le bâton cantoral reçu en 1488 de son prédécesseur. 334 P. BRUYÈRE mais l’évêque est frappé d’un coup de lance qui lui est fatal9. L’auteur de la Vita vetustissima en fait des nepotes de Lambert, c’est-à-dire des parents proches, strictement les fi ls du frère ou de la sœur10. Deux siècles plus tard, l’évêque uploads/Litterature/ le-martyre-de-saint-lambert-du-diptyque.pdf

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