LE MATÉRIALISME PSYCHOLOGIQUE DE GEORGES BATAILLE : DE LA REVUE DOCUMENTS À LA

LE MATÉRIALISME PSYCHOLOGIQUE DE GEORGES BATAILLE : DE LA REVUE DOCUMENTS À LA CRITIQUE SOCIALE Aurore Jacquard Presses Universitaires de France | « Actuel Marx » 2018/1 n° 63 | pages 134 à 148 ISSN 0994-4524 ISBN 9782130801870 DOI 10.3917/amx.063.0134 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2018-1-page-134.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/12/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/12/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221) _ 134 _ L’EXPLOITATION AUJOURD’HUI LE MATÉRIALISME PSYCHOLOGIQUE DE GEORGES BATAILLE : DE LA REVUE DOCUMENTS À LA CRITIQUE SOCIALE Par Aurore JACQUARD En 1928, le secrétariat général de la revue Documents, revue d’art, d’archéologie et d’ethnographie est confié à Georges Bataille. À l’aide d’un petit groupe d’anciens surréalistes ou apparentés, Bataille détourne la revue de son projet savant initial pour lui donner comme objet l’étude des « œuvres d’art les plus irritantes, non encore classées, et certaines pro- ductions hétéroclites » voire « l’inquiétant »1. Dans cette revue singulière, Bataille amorce une problématisation du matérialisme dans laquelle la pensée freudienne joue un rôle essentiel, comme en témoigne cet extrait de l’article « Matérialisme » du Dictionnaire critique de la revue : Le matérialisme sera regardé comme un idéalisme gâteux dans la mesure où il ne sera pas fondé immédiatement sur les faits psychologiques ou sociaux et non sur des abstrac- tions telles que les phénomènes physiques artificiellement isolés. Ainsi c’est à Freud, entre autres, – plutôt qu’à des physiciens décédés et dont les conceptions sont aujourd’hui hors de cause – qu’il faut emprunter une représentation de la matière2. Que peut donc bien signifier « emprunter [à Freud] une représentation de la matière » ? Qu’il n’existe pas de véritable doctrine matérialiste dans la pensée de Bataille mais qu’on y trouve bien, en revanche, une problémati- sation de l’attitude matérialiste, Pierre Macherey l’a bien souligné dans le chapitre qu’il lui consacre dans À quoi pense la littérature ? (1990), « Bataille et le renversement matérialiste ». Par sa lecture des écrits de Bataille des années 1930, Macherey éclaire la « tentative de refondation théorique et 1. Sur la naissance de la revue Documents, voir Surya Michel, Georges Bataille. La mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, pp. 147-149. 2. Bataille Georges, « Matérialisme », Œuvres Complètes I, Paris, Gallimard, 2007, pp. 179-180. Actuel Marx / no 63 / 2018 : L’exploitation aujourd’hui A.JACQUARD, Le matérialisme psychologique de Georges Bataille : de la revue Documents à La Critique Sociale © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/12/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/12/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221) _ 135 _ PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES littéraire du matérialisme » engagée par Bataille3. C’est avant tout son « bas matérialisme » qui l’intéresse, c’est-à-dire la façon dont l’interrogation de l’attitude matérialiste se noue d’une part à une « obscure fascination à l’égard des choses d’en bas », et d’autre part au thème du « renversement », thème présent chez Nietzsche mais aussi chez le jeune Marx que l’on redécouvrait en cette période4. Denis Hollier avait déjà interrogé l’abord bataillien du matérialisme dans un article publié dans Tel Quel en 1966 intitulé « Le matérialisme dualiste de Georges Bataille5 ». Sans se limiter aux écrits des années 1930, c’est le lien étroit entre le dualisme singulier de Bataille et son « athéologie » qui était l’objet de sa réflexion : ce dualisme ne fait en effet signe vers aucune ontologie mais il est la condition de « l’éveil de la pensée », éveil par lequel « l’exigence morale » nous saisit, nous mettant devant la conscience de l’opposition maintenue, non abolie, du bien et du mal. C’est un autre aspect de cette problématisation du matérialisme que nous chercherons à mettre en évidence ici, à savoir celui qui s’articule autour du vocable « psychologique » qui revient régulière- ment sous la plume de Bataille, et de la référence implicite ou explicite à Freud qui travaille ses écrits entre sa contribution à la revue Documents de 1928 à 1930, jusqu’à son activité au sein du Cercle communiste démocra- tique de Boris Souvarine dès 1931 et ses articles dans la revue qui lui était associée, La Critique Sociale. LE MATÉRIALISME APRÈS FREUD Que signifie problématiser le matérialisme à travers Freud ? Bataille est-il un « freudo-marxiste avant la lettre6 » ? Force est de constater qu’on ne trouve de véritable lecture organisée ni de Marx, ni de Freud dans la pensée de Bataille. La référence à Freud est éparse et fragmentaire, son importance n’est pas flagrante. On trouve en revanche dans un livre de Wilhelm Reich contemporain de ces textes, La Psychologie de masse du fascisme (1933), un emprunt et un travail des concepts freudiens asso- ciés à la volonté de produire une synthèse entre l’inconscient et l’histoire, entre la sexualité et la lutte des classes, entre l’impensé du marxisme (le conflit psychique) et l’impensé de la psychanalyse (le conflit immanent au travail)7. Rien de tout cela chez Bataille si ce n’est la trace d’une inten- tion qui insiste : celle de produire une critique du marxisme qui lui est contemporain – de la doctrine marxiste sous sa forme plekhanovienne 3. Macherey Pierre, « Georges Bataille et le renversement matérialiste », in À quoi pense la littérature, Paris, Puf, 1990, p. 114. 4. Ibidem, p. 97. 5. Hollier Denis, « Le matérialisme dualiste de Georges Bataille », Tel Quel, n° 25, 1966. 6. Macherey Pierre, « Georges Bataille et le renversement matérialiste », in À quoi pense la littérature, op. cit., p. 109. 7. Reich Wilhelm, La Psychologie de masse du fascisme, Paris, Payot et Rivages, 2001. Nous reprenons très brièvement sur ce point les analyses d’Étienne Balibar, « Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme », in La Crainte des masses, Paris, Galilée, 1997. Sur la tentative de Reich et sa confrontation à la perspective de Bataille, voir Sibertin-Blanc Guillaume, « Une scientia sexualis face à la mystique fasciste », Actuel Marx, n° 59, Puf, 2016. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/12/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/12/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221) _ 136 _ L’EXPLOITATION AUJOURD’HUI notamment – sans se comporter en simple « démolisseur », critique qui l’ouvrirait sur les découvertes récentes de l’anthropologie et la psycha- nalyse8. Alors, dans ce contexte, comment affirmer que la psychanalyse est essentielle à cette problématisation du matérialisme ? À quel niveau la pensée freudienne joue-t-elle dans la pensée de Bataille si ce n’est pas au niveau conceptuel ? On pourrait s’en tenir à la proposition du Dictionnaire critique : l’apport freudien serait essentiel à la perspective matérialiste en tant que telle. Il ne constituerait en rien un ajout venu de l’extérieur : il faudrait que le matérialisme soit « psychologique » pour ne pas devenir un « idéalisme gâteux », pour ne pas se nier lui-même. Mais il resterait encore à comprendre ce qui est en jeu ici derrière le vocable de « psychologique ». Notre hypothèse est la suivante : Bataille ne produit pas une nouvelle doctrine matérialiste augmentée de la psychanalyse, mais il repère le point de rencontre entre le matérialisme qui lui est contemporain, celui de la critique marxiste de l’économie politique, et la psychanalyse freudienne. C’est pourquoi il ne lui est pas nécessaire de produire une synthèse entre le marxisme et la psychanalyse. Ce point de rencontre est toujours en même temps le point où la perspective marxiste ne peut plus se refermer sur l’unité d’une doctrine. La présente lecture se propose de relever et d’expli- citer les différents noms qu’il prend sous la plume de Bataille (gnose, dialectique du réel, hétérogène), mais aussi de montrer que cette intuition est à l’origine d’une invention théorique, celle, en 1933, de la « méthode psychologique ». Depuis ce point de rencontre se dessine donc un « point de vue nouveau », selon l’expression de Bataille, à savoir celui qu’il formule dans l’article qu’il consacre à « La structure psychologique du fascisme » dans La Critique Sociale, alors même qu’Hitler vient d’accéder au pouvoir depuis peu9. La description de cette nouvelle méthode d’analyse du social, nous permet de uploads/Litterature/ le-materialisme-psychologique-de-georges-bataille-de-la-revue-documents-a-la-critique-sociale-aurore-jacquard 1 .pdf

  • 13
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager