Recherches n° 46, Littérature, 2007-1 LE PLURIEL DES RECEPTIONS EFFECTIVES Déba

Recherches n° 46, Littérature, 2007-1 LE PLURIEL DES RECEPTIONS EFFECTIVES Débats théoriques et enjeux didactiques Jean-Louis Dufays Université catholique de Louvain Centre de recherche en didactique des langues et littératures romanes Que la réception effective des textes – principalement littéraires – soit devenue, au cours des vingt dernières années, un objet de travail essentiel de la classe de français ne fait guère de doute. Que les fondements théoriques et les enjeux didactiques de cette évolution soient maitrisés par ceux qui sont censés la promouvoir et l’enseigner est beaucoup moins évident. Le but du présent article est de contribuer à mieux asseoir cette maitrise, en procédant en deux temps. Il s’agira d’abord de retracer brièvement la manière dont les problématiques de la réception littéraire et de la pluralité interprétative ont été posées par la critique littéraire au fil de l’Histoire, et plus particulièrement au cours des 30 dernières années. Après avoir rappelé la distinction fondamentale entre la perspective de la lecture implicite ou « modèle », développée notamment par Iser, Riffaterre, Eco, Charles, Picard et Jouve, et celle de la lecture effective ou empirique, développée notamment par Jauss, Chartier et Leenhardt, je reviendrai sur les enjeux respectifs et sur le bilan critique de ces deux options et je montrerai comment j’essaie pour ma part de dépasser leur opposition dans le cadre d’une théorie intégrative et dialectique. J’insisterai au passage sur les spécificités génériques des lectures effectives. Je m’intéresserai ensuite aux implications didactiques de l’étude des réceptions et des interprétations réelles. Un rapide regard sur l’évolution récente des programmes et des discours scolaires belges et français me permettra de pointer la place croissante qui est accordée aux lectures réelles par les enseignants et par les 72 didacticiens du français, les enjeux qui leur sont associés et les procédures didactiques qui sont mises en œuvre à ce propos. 1. DEBATS THEORIQUES 1.1. Les pionniers Depuis toujours, des auteurs se sont interrogés sur l’effet de l’œuvre littéraire et sur le rôle du lecteur. Tentant de reconstituer l’histoire de cette problématique, André Billaz constatait que « ses antécédents épars, à la manière des membra disjecta sont innombrables » (1983 : 26). On trouve déjà une réflexion sur l’effet de l’œuvre d’art dans la Poétique d’Aristote, qui se concevait comme l’étude de l’effet propre à chacun des genres poétiques et « de la façon de composer la fable si on veut que la composition poétique soit belle » (éd. Budé, p. 29). Parallèlement, au-delà de la littérature, la réflexion sur la pluralité des interprétations a toujours été centrale dans certains cercles intellectuels ou philosophiques, comme celui du midrash (cf. notamment Banon 1987). La question a ensuite été abordée à plusieurs reprises par des écrivains préoccupés de la manière dont ils seraient lus – qu’on songe par exemple aux préfaces de Racine – et par des moralistes soucieux de juger la valeur éthique des œuvres d’après les réactions qu’elles suscitaient auprès des récepteurs : pensons aux propos sévères d’un Saint Augustin ou d’un Rousseau à l’égard du spectacle théâtral. La perspective du public et du lecteur trouve un début de théorisation au XVIIIe siècle avec l’abbé du Bos et Diderot, mais surtout au XIXe siècle avec Edgar Allan Poe qui, dans sa Philosophie de la composition, exhorte les écrivains à envisager les effets de leur œuvre avant de se laisser porter par l’imagination. On trouvera des propos analogues chez Baudelaire, et plus tard, chez Mallarmé et chez Valéry. Au XXe siècle, les réflexions de Péguy dans Clio (1912), de Proust dans ses préfaces à Ruskin, de Larbaud dans Ce vice impuni, la lecture (1925-1941), de Pound dans ABC de la lecture (1966) sont le signe d’une préoccupation discrète, mais continue et déjà subtile des écrivains à l’égard de la lecture. Cette préoccupation s’affiche également de plus en plus chez des critiques comme Albert Thibaudet (Le Liseur de romans, 1925), Louis Lavelle (La Parole et l’écriture, 1942), Adrien Jans (Un art de lire, 1950), Arthur Nisin (La Littérature et le lecteur, 1960), Gaétan Picon (L’Usage de la lecture, 1960-1966) et Armand Hoog (Le Temps du lecteur, 1975). Mais le problème de la réception acquiert surtout à notre époque un statut philosophique. Nietzsche fait ici figure de fondateur. L’activité interprétative, dont la problématique a hanté toute son œuvre, reçoit avec lui deux caractéristiques essentielles. D’une part, elle est une création : L’individu n’emprunte qu’à lui-même les valeurs qui règlent ses actes, car lui aussi est obligé d’interpréter les mots d’ordre traditionnels de façon 73 individuelle. Même s’il n’invente pas la formule, mais en a une interprétation personnelle, il est créateur, à tout le moins en tant qu’interprète1. D’autre part, il n’y a pas qu’une seule interprétation possible : Présupposer fondamentalement qu’il y a une interprétation exacte me semble psychologiquement et expérimentalement faux. On peut, en fait, déterminer en d’innombrables cas ce qui est injuste ; ce qui est juste, jamais2… Complétant ces intuitions, Wilhem Dilthey pose en principe que, dans les sciences humaines, le statut de l’objet de connaissance est toujours conditionné par le sujet observant3. Husserl, pour sa part, élabore la notion d’« horizon du vécu » pour rendre compte des différences que produisent dans l’univers d’un observateur des « modes de données répondant à un nouveau type »4. La question de la réception devient alors l’un des thèmes de réflexion majeurs des phénoménologues et des existentialistes. Il faut citer ici les propositions de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? sur la responsabilité du lecteur en tant que co-créateur de l’œuvre5, les travaux de Gadamer, pour qui l’œuvre littéraire constitue à la fois une « réponse » aux attentes du public présent et une « question » posée aux publics futurs6 et le plaidoyer d’Ingarden « pour une reconnaissance de l’œuvre littéraire » basée sur la considération des effets qu’elle suscite7. Du côté de la sémiotique, Peirce élabore au début du siècle une théorie qui, en mettant l’accent sur l’action du signe et sur la chaine virtuellement infinie d’« interprétants » qui en résulte, influencera fortement la pragmatique anglo- saxonne et les théories de la réception. Indépendamment de ces travaux, deux théoriciens du Cercle de Prague, Vodicka et Mukarovsky, définissent la lecture comme une « concrétisation » conditionnée à la fois par les contraintes structurales et par le contexte social. En même temps, Jakobson affirme que l’ambigüité sémantique est constitutive des œuvres où domine la « fonction poétique » et attribue à l’interprète une grande liberté de manœuvre : ainsi se développe la notion bien connue aujourd’hui d’œuvre « ouverte », « plurielle », « disséminée » ou « à venir »8. L’étude des conditionnements historiques, économiques et idéologiques de la communication littéraire est mise par ailleurs à l’ordre du jour à Berlin dans les années 1930. L’intérêt sera surtout porté sur la face « production » de l’œuvre, mais la question du rôle du lecteur est également abordée par Walter Benjamin, qui __________ 1. Extrait de Volonté de puissance, cité à la rubrique « Interprétation » du Grand dictionnaire encyclopédique Larousse (1983, t. 8). 2. Lettre à Karl Fuchs du 20 aout 1888, Ibidem. 3. Cf. surtout Le Monde de l’esprit (1926). 4. Cf. Idées directrices pour une phénoménologie, Gallimard, 1950, cité par Jean Starobinski dans sa « Préface » à Pour une esthétique de la réception de Jauss (1978 : 14). 5. Sartre affirme notamment, trente ans avant tout le monde : « L’objet littéraire est une étrange toupie, qui n’existe qu’en mouvement. Pour la faire surgir, il faut un acte concret qui s’appelle la lecture, et elle ne dure qu’autant que cette lecture peut durer. Hors de là, il n’existe que des tracés noirs sur le papier » (Qu’est-ce que la littérature ? 1948, p. 52). 6. Cf. Vérité et méthode (1976, éd. orig. 1960). 7. Cf. Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks (1968). 8. On reconnaitra là des formules chères à Eco, Barthes, Derrida et Blanchot. 74 appelle le public à s’interroger sur les interpellations dynamiques suscitées par l’œuvre au moment de la lecture. Par la suite, Adorno s’appuiera sur une étude minutieuse des déterminismes de la réception pour affirmer le caractère éminemment idéologique – et donc à ses yeux suspect – du plaisir esthétique9. Du côté de la psychologie, le fondateur du New Criticism, l’Anglais Richards met sur pied avant Freud une « théorie émotive » de l’effet littéraire. Selon cette théorie, l’effet majeur de la littérature est de procurer une détente au lecteur10. Faute de trouver chez leur maitre une véritable réflexion sur le phénomène de la lecture, les successeurs de Freud s’inspireront beaucoup des idées de Richards pour fonder une théorie psychanalytique de l’effet littéraire11. 1.2. La négation de la lecture à l’école Si la réflexion théorique sur la lecture a donc été abondante tout au long du XXe siècle, force est de constater qu’elle a mis beaucoup de temps à toucher l’école. Comme l’ont montré maintes études (Halté 1992, Chartier et Hébrard 2000, etc.), l’enseignement de la littérature ne s’est longtemps occupé que des textes et de leur interprétation plus uploads/Litterature/ le-pluriel-des-receptions-effectives.pdf

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