Langages Lecture et analyse des brouillons Jean-Louis Lebrave Citer ce document

Langages Lecture et analyse des brouillons Jean-Louis Lebrave Citer ce document / Cite this document : Lebrave Jean-Louis. Lecture et analyse des brouillons. In: Langages, 17ᵉ année, n°69, 1983. Manuscrits-Écriture. Production linguistique. pp. 11-23; doi : 10.3406/lgge.1983.1139 http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1983_num_17_69_1139 Document généré le 31/05/2016 Jean-Louis LEBRAVE C.N.R.S. (Paris) LECTURE ET ANALYSE DES BROUILLONS Je voudrais discuter ici de deux points liés à la nature des brouillons et aux caractères de l'analyse qu'on peut en faire. Ces deux points tournent autour de la spécificité du brouillon par rapport au texte, qui fait habituellement l'objet des analyses, linguistiques ou non. Une remarque d'ordre général d'abord : les brouillons constituent un type de données liées à la production concrète (« réelle ») des énoncés, et il faut bien reconnaître que celle-ci n'a guère été étudiée par la linguistique proprement dite. On sait que la « parole » ou la « performance » restent des concepts relativement vides principalement construits pour équilibrer leurs complémentaires, la langue et la compétence, et rien n'a été fait sérieusement pour les faire sortir de cette existence de principe. L'énonciation telle que l'a définie E. Benveniste (« mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation ») vise bien à intégrer dans le champ linguistique l'activité du sujet parlant, mais la linguistique de renonciation travaille plutôt sur des énoncés déjà formés que sur des brouillons d'énoncés, et il ne s'agit ni de sujets concrets (pas même de « sujets qui parlent ») ni d'une activité réelle. De même, on sait depuis la philosophie analytique que « dire c'est faire », mais là non plus, il ne s'agit pas des mécanismes de production en tant que tels, et aucun des tenants de cette théorie n'aurait l'idée de tenir compte de la genèse des énoncés étudiés. Et tout le champ de la pragmatique vise plus l'activité produite par l'intermédiaire du langage que l'activité de production du langage elle-même. Certes, il est bien question, ici ou là, (par exemple) des « ratés » de l'activité de langage (les lapsus en sont une illustration), mais on ne saurait réduire les ratures des brouillons à des ratés. Toutefois, s'il est facile de décrire négativement les brouillons par ce qu'ils ne sont pas, il est beaucoup plus difficile de définir leur véritable spécificité, bien que celle-ci soit partout présente dans la pratique des « manuscriptologues », en particulier par les déformations qu'elle induit dans la méthodologie qu'ils ont empruntée à leur discipline d'origine (critique littéraire, histoire des idées, psychanalyse, linguistique, pour ne citer que les principales). Le plus souvent, les deux disciplines, l'ancienne et la nouvelle, coexistent dans une pratique sans qu'il y ait réflexion sur les gauchissements subis par les deux parties dans cette aventure. Ceci tient me semble-t-il à deux raisons principales. La première, c'est que pour tout le monde, aborder un brouillon, c'est le lire ; et sous couvert de pratiquer une activité habituelle, on se livre à quelque chose qui est bien différent en réalité de la lecture d'un texte, et c'est au cours de cette « lecture » qu'on élabore les données génétiques d'une façon quasi- spontanée, ce qui en masque le caractère extrêmement spécifique. La seconde raison est en relation directe avec la première. Cette « lecture » des données génétiques engendre des hypothèses sur le fonctionnement de la production textuelle, mais ces hypothèses ne sont pas envisagées pour elles-mêmes, ou le sont seulement en fonction des objectifs particuliers au type de recherche mené, ce qui crée des lectures « filtrées » hétérogènes les unes par rapport aux autres, ou par le biais de 11 caractéristiques liées à un auteur particulier dont chaque spécialiste a tendance à généraliser les « manies d'écriture », mais ces caractéristiques appartiennent à la surface, à la partie visible d'un processus beaucoup plus complexe qui, lui, n'est pas abordé. On peut enfin mentionner une troisième raison, peut-être plus enfouie encore que les précédentes dans les ténèbres de l'activité « spontanée » des sujets manuscrip- tologues : c'est que nous sommes tous nous-mêmes des producteurs de brouillons, ce qui nous donne par-devers nous une familiarité diffuse avec les processus génétiques qui sert de caution aux constructions spontanées et plus ou moins inconscientes produites au cours de l'analyse. Nous voudrions essayer, d'un point de vue de linguiste, de faire sortir cette double activité de son anonymat, d'une part en tentant de montrer comment on construit les données génétiques à partir du matériau manuscrit par un type particulier de lecture, et d'autre part en élaborant, sur l'exemple des contraintes matérielles de l'écriture, des fragments de ce que pourrait être une théorie de la genèse proprement dite. I. Stratégies de lecture 1) Adoptons provisoirement une définition très générale du manuscrit de genèse comme 1) avant- texte ,2) qui comporte généralement des corrections, biffures, remplacements, suppressions, ajouts, etc., en nombre plus ou moins grand selon l'auteur et selon le type d'avant-texte (brouillon, copie au net, corrections d'épreuves, etc.). Pour simplifier, prenons d'abord le cas d'un manuscrit écrit pour l'essentiel au fil de la plume et comportant peu de ratures, et imaginons que je lis ce manuscrit à haute voix pour un auditeur. Tant que le manuscrit ne comporte pas de rature, je lirai du texte. Si une variation (prenons pour simplifier encore le cas d'une substitution lexicale, mais la démarche serait la même dans tous les cas) survient à un moment donné, j'interromprai ma lecture. Le texte lu fera place à des commentaires qu'on peut ramener aux trois types suivants, du plus descriptif au plus interprétatif : (a) « ici, je lis 'A', et, au-dessus, dans l'interligne (ou au-dessous, ou dans la marge, ou en surcharge, etc.), je lis 'B', de la même écriture (ou écrit d'un trait plus fin/plus rapide/d'une autre encre/d'une autre écriture, etc.) » ou, plus probablement (b) « ici, l'auteur avait d'abord écrit 'A', puis l'a biffé et remplacé par 'B' qui peut se simplifier pour finir en (c) « ici, 'A' est remplacé par 'B'. » C'est d'ailleurs cette dernière forme de commentaire qui apparaît le plus souvent et qui est à la base de la plupart des techniques d'édition des avant-textes . Ces gloses contiennent l'essentiel de ce qui définit la lecture d'un manuscrit : des éléments matériels obligent le lecteur à s'interrompre pour produire un commentaire, qui peut se situer à trois niveaux : — il peut être la description d'éléments matériels du brouillon à travers une description de l'activité du lecteur (a) ; on n'en reste généralement pas à ce niveau purement descriptif, qu'on convertit aussitôt en — une interprétation de cette description en termes d'activités du scripteur (b), qui écrit, biffe, réécrit, etc. ; 1. Cf. Bellemin-Noël, 1972. 2. Sur ces problèmes d'édition, on consultera la bibliographie générale, par exemple Les manuscrits... (1976) et La publication des manuscrits inédits (1979). 12 — enfin, on peut interpréter cette activité du scripteur en termes d'effets sur le texte lui-même (c). Dans ce cas, le commentaire signale simplement l'existence de segments qui se substituent les uns aux autres selon un ordre chronologique à l'intérieur du brouillon. La glose alors ne se distingue plus guère de la « lecture » elle- même à laquelle elle semble s'intégrer. Notons au passage que dans ce cas très simple, la glose est très réduite. Par généralisation, on peut considérer que lire un brouillon, c'est lire du texte à l'intérieur duquel les interventions de l'auteur délimitent des substitutions orientées par une chronologie qu'on énumère dans l'ordre de leur apparition. C'est, je crois, une définition à laquelle tout spécialiste de manuscrits accepterait de souscrire. En corollaire, un brouillon est donc constitué par du texte qui contient des substitutions chronologiquement orientées. J'ai pris un cas simple pour illustrer la démarche ; mais une fois constituée, elle est ensuite appliquée de proche en proche à des cas de plus en plus complexes, et si même (comme c'est souvent le cas chez Heine, Proust ou Flaubert), le manuscrit ne comporte plus guère que des ratures enchevêtrées les unes dans les autres, et si conjointement la recherche de la chronologie devient de plus en plus épineuse, on conservera néanmoins comme principe de lecture celui de substitutions orientées par une chronologie ; toutefois, la glose sera devenue extrêmement abondante, et fera intervenir une description de plus en plus poussée du manuscrit dans la recherche de substitution de moins en moins évidentes et d'une chronologie de moins en moins claire. Avant de revenir sur le contenu de cette glose, je voudrais mentionner une tentation qui s'insinue aisément dans ce travail de lecture ; il est bien rare — au moins lorsqu'on aborde des manuscrits littéraires pour la première fois — qu'on ne soit pas tenté dans certains cas de modifier la glose de lecture en la « complétant » par une interprétation qualitative comme « si l'auteur a biffé 'A' et l'a remplacé par 'B', c'est parce qu'il trouvait 'B' mieux que 'A', et de fait, je trouve 'B' « mieux » que 'A' ». Dans cette optique, le brouillon est un chemin vers la uploads/Litterature/ lecture-et-analyse-des-brouillons.pdf

  • 29
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager