LE « COUP DE TALON » SUR L'IMPIÉTÉ : SCEPTICISME ET VÉRITÉ CHRÉTIENNE AU XVIE S
LE « COUP DE TALON » SUR L'IMPIÉTÉ : SCEPTICISME ET VÉRITÉ CHRÉTIENNE AU XVIE SIÈCLE Emmanuel Naya Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques » 2008/2 n° 85 | pages 141 à 160 ISSN 0014-2166 ISBN 9782130566984 DOI 10.3917/leph.082.0141 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2008-2-page-141.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. 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Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 83.199.240.74) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 83.199.240.74) LE « COUP DE TALON » SUR L’IMPIÉTÉ : SCEPTICISME ET VÉRITÉ CHRÉTIENNE AU XVIe SIÈCLE Les premiers lecteurs qui ont fondé au Grand Siècle leur édifice philoso- phique sur une histoire des idées des périodes antécédentes ont proposé une représentation indécise, ou tout au moins ambiguë, de la réception du pyr- rhonisme dans un contexte culturel chrétien. Les articles sceptiques du Dic- tionnaire historique et critique de Bayle, au même titre que son « Éclaircissement sur les pyrrhoniens », défient toute clarté et univocité dans leur manière de présenter la philosophie de Pyrrhon1. D’une part et bien avant toute formu- lation d’un « fidéisme sceptique », Bayle articule la suspension du jugement et l’instauration de la foi. Renvoyant à l’exemple de Pascal et de La Mothe Le Vayer qui voit dans le pyrrhonisme « le parti le moins contraire au Chris- tianisme »2, Bayle fait de cet exercice spirituel un instrument apologétique de premier ordre, propédeutique permettant de faire perdre pied à l’incroyant et de creuser en lui le désir de retrouver, en Dieu, une assiette ferme3. La Les Études philosophiques, no 2/2008 1. On renverra principalement à l’article « Pyrrhon » et à l’ « Éclaircissement sur les pyrrhoniens » qui intervient en clôture du Dictionnaire. Les articles « Carnéade » et « Arcé- silas » complètent cet exposé sans pour autant insister sur l’articulation du scepticisme et de la religion. Alors qu’il recherche la plus grande précision historique, ce qui le conduit à chicaner sur les exposés de Vossius, Foucher ou Moreri, Bayle y construit une unité doctrinale éton- nante entre pyrrhonisme et scepticisme néo-académicien, à une époque où tous la documen- tation sceptique permet de distinguer nettement le deux positions, séparation nette sur laquelle Montaigne insiste fortement dans l’ « Apologie de R. Sebond ». Arcésilas répondrait ainsi en tout point au programme sextusien, en se faisant le chantre de l’ « acatalepsie », « incompréhensibilité » dont les conséquences sont « l’epoque » (CpocP) et, « pour la pratique de la vie », une « [conformité] aux apparences » (Dictionnaire critique et historique, réimpression de l’édition de Paris 1820-1824, Slatkine reprints, 1969, t. II, p. 246-252). Autre coup de force historiographique au regard de la tradition affermie par Sextus : le probabilisme de Carnéade ne serait que de la « poudre aux yeux » jetée sur ses adversaires pour faire taire leurs railleries sur le « ridicule » d’un scepticisme radical et avoir enfin la paix. Le probabilisme ne serait donc qu’une tactique d’évitement qui recouvrirait une CpocP véritable (cf. ibid., t. IV, p. 460). 2. Art. Pyrrhon, t. XII, remarque [C]. Bayle renvoie à La vertu des payens et à la deuxième partie de la Prose chagrine. 3. « Les raisons de douter sont elles-mêmes douteuses ; il faut donc douter s’il faut douter. Quel chaos ! et quelle gène pour l’esprit ! Il semble donc que ce malheureux état est le plus propre de tous à nous convaincre que notre raison est en voie d’égarement puisque lors- qu’elle se déploie avec le plus de subtilité, elle nous jette dans un tel abîme. La suite naturelle de cela doit être de renoncer à ce guide, et d’en demander un meilleur à la cause de toutes © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 83.199.240.74) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 83.199.240.74) démarche pascalienne qui consiste à « porter à la recherche de Dieu » en « mortifiant » l’humaine raison constitue pour Bayle le modèle même d’un processus dialectique unissant doute et croyance. « L’éclaircissement sur les pyrrhoniens » confirme bien l’utilité qu’il y a à faire perdre aux dogmatiques tout repère, jusqu’à ce qu’ils soient forcés de se raccrocher à Dieu, seul « point centrique »1. Pourtant, ce schème fidéiste apparaît dans le même Dic- tionnaire comme un adunaton : voyant dans la volonté d’abattre le dogmatisme des pyrrhoniens le « renversement de l’existence de Dieu »2, Bayle souligne qu’ « il y a d’habiles gens qui soutiennent que rien n’est plus opposé à la reli- gion que le pyrrhonisme » : non seulement les partisans d’une piété conven- tionnelle telle que la décrit Sextus en HP I, 32-33, parce qu’il ne croient que de manière suspensive et ne confessant leur foi qu’en doutant, ils ne « [peu- vent] éviter le chemin de l’enfer »3 ; mais surtout, abstraction faite du com- portement de ses sectateurs, une telle philosophie paradoxale ne peut en aucun cas répondre aux exigences de la théologie chrétienne : « De tous les philosophes qui ne doivent point être reçus à disputer sur les mys- tères du christianisme avant que d’avoir admis pour règle la révélation, il n’y en a point d’aussi indignes d’être écoutés que les sectateurs du pyrrhonisme ; car ce sont des gens qui font profession de n’admettre aucun signe certain de distinction entre le vrai et le faux : de sorte que si par hasard la vérité se montrait à eux, ils ne pour- raient jamais s’assurer que ce fût la vérité. (...) La nacelle de Jésus-Christ n’est point faite pour voguer sur cette mer orageuse, mais pour se tenir à l’abri de cette tempête au port de la foi. »4 La désorientation que l’article « Pyrrhon » donnait comme le plus sûr gage de la réorientation vers Dieu devient dans l’ « Éclaircissement » la cause nécessaire d’un égarement définitif, et le mouvement de transition entre le chaos et la stase qui paraissait spontané semble tout à coup devenir impos- sible : à trop douter, on ne peut acquérir la foi dans la mesure où il est impossible d’identifier clairement et fermement le point de « soumission ». Une précision, isolée dans une approche elle-même fragmentaire de la ques- tion, permet chez Bayle d’envisager une explication à cette apparente contradiction : le pyrrhonisme est incompatible avec la religion du point de vue de l’intellect, qu’il soit ou non surélevé par le lumen fidei, mais il a son intérêt en ce qu’il peut agir sur l’affect, puissant levier de conversion : « C’est avec raison qu’on déteste [le pyrrhonisme] dans les écoles de théologie, où il tâche de puiser de nouvelles forces qui ne sont que des chimères : mais il peut avoir ses usages pour obliger l’homme, par le sentiment des ténèbres, à implorer le secours d’en haut, et à se soumettre à l’autorité de la foi. »5 142 Emmanuel Naya choses. C’est un grand pas vers la religion chrétienne. (...) Et de là vient que M. Pascal, et quelques autres, ont dit que pour convertir les libertins, il faut les mortifier sur le chapitre de la raison, et leur apprendre à s’en défier » (ibid., p. 106). 1. Ibid., t. XV, p. 317. 2. Art. « Rufin », ibid., p. 661. 3. Ibid., t. XII, p. 106-108. 4. Ibid., t. XV, p. 310-311. 5. Ibid., t. XII, p. 99. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 83.199.240.74) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 83.199.240.74) Si le scepticisme peut avoir une valeur propédeutique dans l’embrasse- ment de la foi, son action ne doit pas s’inscrire dans l’ordre des raisons mais dans l’ordre du sentiment. Quelle que soit la distinction ici opérée entre valeur théorique et valeur utilitaire de ce que l’on appellera plus tard « fidéisme sceptique », force est de constater que l’alliance du scepticisme et de la foi pose des difficultés réelles. Cette hésitation critique du Dictionnaire se répercutera chez les lecteurs de Montaigne dans la première moitié du XXe siècle et, de Villey à Friedrich en passant par Busson, la pérennisation de l’étiquette du « fidéisme sceptique » n’ira pas sans poser problème : Mon- taigne sera un catholique engagé fondant une apologétique sur le scepti- cisme, mais sa uploads/Litterature/ leph-082-0141 1 .pdf
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- Publié le Aoû 25, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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