Stéphane Lépine Les RouagEs de la MAchinE Autour de la recréation de Hamlet-mac

Stéphane Lépine Les RouagEs de la MAchinE Autour de la recréation de Hamlet-machine par Brigitte Haentjens S I B Y L L I N E S I N C . P U B L I C A T I O N S Identité, sexualité, pouvoir : tels sont les trois grands axes, les trois pôles d’attraction, les trois obsessions de la metteur en scène Brigitte Haentjens. Depuis dix ans maintenant qu’elle est installée à Montréal, elle a su imposer un théâtre sans compromis, un théâtre libre et dérangeant, et cela, de la scène du Théâtre du Nouveau Monde à une maison de cham- bre abandonnée, située au-dessus d’un restaurant branché de la rue Ontario. Elle a relu à sa manière des œuvres majeures du répertoire classique et contemporain, présenté une création et adapté un roman avec le même désir d’établir un dialogue intime avec des auteurs qui, à ses yeux, ont nommé le désordre du monde et signé des traités du désir et des passions, qu’il s’agisse de Sophocle, Racine ou Beckett, de Strindberg ou de Koltès, de l’Italienne Dacia Maraini ou de l’Autrichienne Ingeborg Bachmann, sans oublier bien sûr Heiner Müller, auquel elle revient pour la deuxième fois. «D’une certaine façon, l’art est une pratique aveugle. Je vois là une possibilité : utiliser le théâtre pour de tout petits groupes (pour les masses, il n’existe déjà plus depuis très longtemps) afin de produire des espaces d’imagination, des lieux de liberté pour l’imagination. Contre cet impérialisme d’invasion et d’assassinat de l’imagination par les clichés et les standards préfabriqués des médias, je pense que c’est une tâche politique de première importance, même si les contenus n’ont absolument rien à voir avec les données politiques.» Heiner Müller Né en 1929, mort le 30 décembre 1995, auteur de théâtre et metteur en scène sceptique face à l’art de la mise en scène, directeur du Berliner Ensemble, le mythique théâtre de Bertolt Brecht, de mars 1994 jusqu’à sa mort, Heiner Müller est sans contredit l’un des plus grands auteurs de langue allemande et l’un des artistes de théâtre les plus importants du vingtième siècle. Le jour de son inhumation dans le cimetière de Dorotheenstadt, près du Berliner, aux côtés des écrivains allemands Anna Seghers et Heinrich Mann, et auprès de Bertolt Brecht, l’austère président allemand Roman Herzog envoie un message disant : «Heiner Müller était un écrivain inhabituel par la force de ses mots. Dans son riche univers littéraire, il n’appartenait à personne d’autre qu’à lui-même» et le cinéaste Alexander Kluge salue la mémoire d’un homme qui a toujours senti qu’«à la réalité des vivants se superposait celle des morts». Marxiste convaincu, mais très critiqué par les dirigeants communistes dès la fin des années 1950, notamment pour sa description du monde ouvrier et sa façon d’en dénoncer les contradictions, Heiner Müller fut interdit d’écriture pendant des années en ex-République démocratique allemande. Ses pièces le Briseur de salaire (écrite l’année de la mort de Brecht), Transfert de population ou la Vie des champs n’ont d’abord été créées que par des troupes amateurs. Toutefois, envers et contre tous, il continuera à parler du sentiment de «désillusion perpétuelle face aux idéaux de la Révolution déformée par l’usage». Aussi le succès et la célébrité lui vien- dront-ils d’abord de l’Allemagne fédérale, puis de l’étranger, Les RouagEs de la MAchinE Autour de la recréation de Hamlet-machine par Brigitte Haentjens par Stéphane Lépine PRÉLUDE P A G E 1 © Brigitte Maria Mayer où il met en scène ses pièces Germania Mort à Berlin, Hamlet-machine et l’opéra de Wagner Tristan et Isolde. Finalement reconnu à l’Est, où il demeurera même après la chute du Mur de Berlin, Heiner Müller, comme l’écrivait Henri de Bresson dans le journal le Monde, «restera, pour beaucoup de ses admirateurs, cet esprit en éveil capable de traverser le nazisme et le communisme sans jamais céder sur l’essentiel, sans jamais désespérer de trouver, lui l’Allemand, sa réponse à l’Histoire, l’histoire de sa vie». L’Histoire est en effet le sujet premier de l’œuvre de Müller, lui qui écrivait un jour dans la revue Théâtre en Europe : «Le théâtre, établi dans la déchirure entre le temps du sujet et le temps de l’histoire, est l’une des dernières demeures de l’utopie.» «Pour moi, précisera-t-il quelques années plus tard, l’Histoire est une question essentielle, primordiale. Je ne crois pas en un théâtre sans Histoire. Tout grand théâtre est marqué par l’Histoire : elle est son spiritus movens.» Mais si l’homme face à l’Histoire constitue la pierre d’angle de l’œuvre de Heiner Müller, l’histoire littéraire et celle du théâtre, qui ont mené à notre conception actuelle de l’art dans la Cité, sont également au centre de ses préoccupations. Aussi, après avoir fait du théâtre un outil de transformation des consciences dans un monde marqué par la perte des repères, s’est-il tourné vers les grands textes fondateurs et les mythes littéraires de l’Occident susceptibles d’éclairer l’Histoire et de provoquer un dialogue avec le présent. Ainsi naîtront Philoctète (1964) d’après Sophocle (dont il a aussi traduit Œdipe Roi en 1966), Prométhée (1968) d’après Eschyle, un Don Juan librement inspiré de Molière, Macbeth (1972), Much Ado About Nothing et Anatomie Titus Fall of Rome d’après Shakespeare, Ciment (1974) d’après l’auteur russe Gladkov, La Mission – Souvenirs d’une révolution (1979), qui reprend des thèmes de la nouvelle de l’Allemande de l’Est Anna Seghers intitulée «La Lumière sur le gibet», Medeaspiel (1974) et Médée-matériau (1982), Quartett, qui met en scène les personnages principaux des Liaisons dan- gereuses de Laclos, et Hamlet-machine. «Le corps à corps de la révolution et de la contre-révolution comme figure de base des catastrophes gigantesques de ce siècle. Shakespeare est un miroir qui traverse les époques, notre espoir un monde qu’il ne reflètera plus. Nous ne serons pas à bon port tant que Shakespeare écrira nos pièces.» Heiner Müller, Shakespeare une différence (discours prononcé aux journées Shakespeare de Weimar le 23 avril 1988) Christian Klein* nous apprend que Heiner Müller a lu le Hamlet de Shakespeare pour la première fois, dans la langue originale, à l’âge de treize ans. Sa maîtrise de l’anglais était encore médiocre et il a donc interprété et même rêvé la pièce plus qu’il ne l’a déchiffrée dans toutes ses subtilités. La lecture de Hamlet correspond à la période où Müller a décidé de consacrer sa vie à l’écriture. Puis, en 1956, au moment de l’insurrection contre l’occupation soviétique, il songe de nouveau au personnage de Hamlet, qui incarne à ses yeux l’intellectuel qui porte en lui l’utopie d’un monde meilleur, mais qui ne parvient pas à œuvrer pour sa réalisation. Müller médite alors sur l’impuissance de l’artiste face aux tragiques événements historiques : «Que peut une rime contre les imbéciles?», se demande-t-il alors. Puis, une fois de plus, le retour au texte de Shakespeare en 1976, à une période de crise intérieure profonde chez l’écrivain, n’est pas le fruit du hasard. Engagé à titre de conseiller littéraire auprès du met- teur en scène Benno Besson pour une production de Hamlet à Berlin, Heiner Müller se rend compte alors que Hamlet symbolise le destin de l’artiste et de l’intellectuel allemands. C’est ainsi que, vingt ans après les premières ébauches, Müller reprend le matériau Hamlet et en écrit une version tout à fait personnelle de 200 pages. Il s’agit alors d’une variation libre sur Shakespeare à partir de la situation des pays socialistes. Par la suite, le texte passera de 200 à 8 pages. Le texte définitif de Hamlet-machine se présente donc comme un condensé de la pièce de Shakespeare incluant une vision libre du personnage et des relations qu’il entretient avec Ophélie ainsi qu’une série de variations qui actualisent la pièce en la transposant dans l’Europe de la seconde moitié du vingtième siècle. Christian Klein remarque également que, dès les premiers mots de Hamlet-machine, Heiner Müller modifie la convention théâtrale. Un comédien s’avance sur scène et déclare non pas «je suis Hamlet», comme un acteur a l’habitude de le faire lorsqu’il incarne un personnage, mais bien «j’étais Hamlet». Au moment où le comédien prononce donc les premiers mots, il est déjà quelqu’un d’autre dont l’identité nous intrigue. Qui nous parle? Le personnage de Hamlet immor- talisé par Shakespeare? Le comédien qui jouera Hamlet devant nous? Le Hamlet qui se présente à nous, cet Hamlet- machine est donc multiple et l’acteur prisonnier de cette machine opérera un va-et-vient entre Shakespeare et Müller, entre hier et aujourd’hui, pour nous éveiller à la terrible actualité de ses propos. * Christian Klein, «Hamlet-machine ou Hamlet revisité par Heiner Müller» dans Réécritures : Heine, Kafka, Celan, Müller – Essais sur l’intertextualité dans la littérature allemande du 20e siècle, Presses Universitaires de Grenoble, 1989. Les RouagEs de la MAchinE P A G E 2 Ancrée dans le politique, certes, la pièce de Müller raconte le drame schizophrénique d’une ville, Berlin, et d’un être, Hamlet, coupés en deux. C’est une œuvre qui clôt le vingtième siècle, qui fait table rase et qui débouche sur une cruelle glaciation des espoirs : une Ophélie-Électre demeure sur uploads/Litterature/ lepine-haentjens-hamlet-machine.pdf

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