Genre & Histoire 8 | Printemps 2011 : Voyageuses et histoire(s) 1/2 Varia Sarra

Genre & Histoire 8 | Printemps 2011 : Voyageuses et histoire(s) 1/2 Varia Sarraounia, une reine africaine entre histoire et mythe littéraire (Niger, 1899-2010) ELARA BERTHO Résumés Français English L'écrivain Abdoulaye Mamani, s'appuyant sur des mythes oraux de la région de Lougou au Niger, a réécrit l'histoire de la reine Sarraounia, qui aurait combattu en 1899 la colonne française Voulet-Chanoine. Son roman Sarraounia publié en 1980 a valeur d'authentification historique, alors même que cette figure de reine guerrière était peu connue voire ignorée des historiens. Ainsi s'est construit un « mythe national », qui sera par la suite expurgé des dimensions subversives et contestataires qu'y plaçaient l'écrivain. Il s'agit donc d'analyser les processus de construction de la mémoire de la colonisation autour de la figure d’une reine-guerrière, à travers l'étude des récits oraux de Lougou, du roman de Mamani et des réécritures ultérieures du mythe. The writer Abdoulaye Mamani, using oral myths from the area of Lougou, Niger, re-wrote the story of Queen Sarraounia, who was said to have fought the French Voulet-Chanoine column in 1899. Published in 1980, he intended his novel Sarraounia to be a form of historical authentification, despite the fact the figure of a warrior queen was little known, if not completely unknown, to historians. He thus contributed to the creation of a 'national myth', although the subversive dimension present in the original work were gradually eliminated. The article analyzes the processes at work in the construction of the memory of colonization, drawing on the study of oral narratives from Lougou, Mamani’s novel and later re-writings of the myth. Entrées d’index Mots-clés : Abdoulaye Mamani, Chanoine, Colonisation, Littérature, Mémoire, Mythe, Niger, Reine, Sarraounia, Voulet, XIXe siècle Keywords : Abdoulaye Mamani, Chanoine, Colonization, Literature, Memory, Myth, Niger, Queen, Sarraounia, Voulet, XIXth century Texte intégral En langue haoussa1, « Sarraounia »2 signifie « reine » et désigne le titre donné à la chef politique et religieuse du village animiste de Lougou, au Niger. Il s'agit d'une fonction héréditaire toujours actuelle dont l'origine remonte, selon les sources, probablement au XVIIe siècle3. À la fin du XIXe siècle, alors que les États d'Europe occidentale se disputent la prise de possession des territoires d'Afrique au sud du Sahara, Sarraounia Mangou4 est reine de Lougou, la capitale du royaume Azna, dans le sud-ouest du Niger actuel. Les sources orales racontent qu'elle aurait résisté en 1899 à l'avancée de la colonne d'exploration Voulet- Chanoine5, restée tristement célèbre pour avoir mené une des missions les plus meurtrières de la colonisation française en Afrique de l'Ouest : elle a pillé et dévasté des dizaines de villages sur son passage, de Saint-Louis du Sénégal à Zinder au Niger. Selon la transmission orale, Sarraounia Mangou aurait refusé de se rendre et aurait pris les armes pour combattre les Français. Si elle n'a pas réussi à les arrêter, elle aurait en tous cas défendu son village, organisé la résistance, protégé les habitants réfugiés dans la forêt, et continué de harceler la colonne bien après l'affrontement. Elle incarne alors à Lougou la résistance à la colonisation et la défense de la terre. 1 Figure extrêmement célèbre au Niger, elle a été popularisée par le roman éponyme d'Abdoulaye Mamani, Sarraounia6, publié en 1980. Écrivain engagé, poète de renom, ce dernier a donné une dimension nationale à une figure auparavant méconnue et d’envergure régionale. Né en 1932, alors que son pays fait partie de la fédération d'Afrique occidentale française (AOF), il devient très jeune militant du Sawaba, un parti politique créé en 1950 et apparenté au PCF, avant d'être contraint à l'exil lorsque Diori Hamani accède à la présidence de la République du Niger indépendant en 1960. Abdoulaye Mamani revient dans son pays en 1974 après quatorze ans d'exil, mais il est très vite emprisonné par le nouveau président Seyni Kountché. Il écrit Sarraounia à sa sortie de prison. Il a également composé deux recueils de poèmes, le premier – Poémérides – édité en 1972 chez Pierre-Jean Oswald, et le second – Éboniques – diffusé de manière confidentielle et seulement édité dans Œuvres poétiques7. 2 En France, peu de travaux ont été consacrés à la Mission Afrique centrale, et la résistance de Lougou à la colonisation est souvent occultée. Le romancier Jacques-Francis Rolland mentionne une « sorcière malfaisante », Sarraounia, qui aurait lutté contre Voulet dans son roman intitulé Le grand capitaine, un aventurier inconnu de l'épopée coloniale8. Mais, à part lui, les témoignages sur la colonne elle-même ou sur Sarraounia sont très peu nombreux. 3 Or, l'ensemble des sources – historiques, littéraires, artistiques – qui mentionnent cette figure féminine de Sarraounia posent question. Comment et pourquoi Sarraounia est-elle devenue un symbole de résistance à l'avancée des Français ? Quel est le rôle d'Abdoulaye Mamani dans la transformation de Sarraounia en figure emblématique de la nation toute entière ? Comment la portée idéologique de certaines œuvres littéraires peut-elle bouleverser profondément l'imaginaire collectif ? Ces questions renvoient à celle de l'actualité du texte littéraire en Afrique de l'Ouest face aux structures politiques contemporaines, aux différentes stratégies de survivance des textes, alors que le rôle des traditionnistes est en pleine mutation et qu'émergent de nouvelles manières de recevoir le patrimoine littéraire. En filigrane, c'est toute la question du pouvoir réel et symbolique accordé aux femmes dans une société d'Afrique de l'Ouest qui est posée. 4 En effet, Sarraounia n'était que très peu connue avant 1980, date de publication du roman de Mamani. La tradition orale qui la mentionne est circonscrite à la région de l'Arewa et la Sarraounia Mangou n'est pas traitée à part des autres Sarraounia. 5 Avec l'œuvre de Mamani, Sarraounia prend une envergure nationale, voire panafricaine, et incarne la lutte contre la colonisation et la sauvegarde de l'honneur. Elle obtient une large audience au Niger, que ce soit par la lecture du livre même ou par les adaptations qui en ont été faites ensuite9. Elle devient aussi une figure attestée historiquement dans les manuels scolaires et dans les 6 I. Sarraounia et la colonne Voulet- Chanoine 1. En 1899, la bataille de Lougou ouvrages qui traitent des résistances à la colonisation. Elle symbolise enfin la résistance à l'oppression quelle qu'elle soit. Sarraounia de Mamani porte un message politique de lutte contre l'autoritarisme qui ne concerne pas uniquement la colonisation, mais qui peut également être lu comme un discours contemporain sur les institutions politiques nigériennes. Il s'agit donc d'étudier comment un personnage mythique et littéraire féminin devient une figure historique d'une part, et d'autre part d'analyser comment la vision d'un écrivain peut structurer l'imaginaire collectif et les représentations communes de l'histoire coloniale. 7 Cet article s'attache avant tout à examiner la réception de l'œuvre de l'écrivain Abdoulaye Mamani. Grâce à un séjour de deux mois à Niamey en janvier et février 2011, afin d’étudier les réécritures et réactualisations du mythe de Sarraounia Mangou, on a pu constater la place réelle de la figure littéraire sur la scène culturelle. 8 Après avoir présenté le contexte historique et examiné les éléments dont nous disposons sur le passage de la colonne Voulet-Chanoine à Lougou, nous analyserons le rôle d'Abdoulaye Mamani dans la création du mythe littéraire : quels sont les rapports entre l'œuvre de l'écrivain et l'histoire ? Quelles libertés artistiques et quelles licences poétiques s'est-il permis ? Avec quelles conséquences pour l'interprétation ? Quel modèle Sarraounia incarne-t-elle finalement dans la société nigérienne ? 9 Enfin, nous verrons, à travers les lectures et réécritures du mythe, à quel point cette figure largement mythifiée est désormais attestée historiquement. Comment un personnage littéraire et largement mythifié s'historicise ; comment se forme et se reconstruit la mémoire de l'histoire coloniale. Dans cette dernière partie, nous étudierons également par quels biais la figure de Sarraounia a été institutionnalisée et pacifiée, rendue moins subversive que ne la présentait Abdoulaye Mamani. Il s'agit là d'un glissement interprétatif tout à fait singulier. 10 Abdoulaye Mamani a pris pour cadre de son roman le passage de la colonne Voulet-Chanoine au Niger, et plus précisément dans la région mawri de l'Aréwa, au sud-ouest du pays. C'est en 1898 que fut créée la Mission Afrique centrale, qui reçut du Ministre de la Guerre instruction de rejoindre le Tchad à partir de Saint- Louis du Sénégal pour retrouver deux autres expéditions, l'une partie d'Algérie (la mission Foureau-Lamy) et l'autre du Moyen Congo (la mission Gentil). Il s'agissait ainsi de combattre Rabah, un trafiquant d'armes et d'esclaves qui menaçait les intérêts de la France dans la région10. 11 Le trajet de la mission est assez bien connu, notamment grâce aux journaux de voyage des officiers11 et aux longs rapports que Voulet adressait régulièrement à l'administration12. Le bilan de la mission Afrique Centrale fut désastreux. Voulet sema la terreur dans toute la région, franchit les lignes de démarcation avec les possessions anglaises, fit sécession, refusa de se rendre à l'État major et organisa une mutinerie. Le 14 juillet 1899 à Dankori, refusant de se rendre au colonel Klobb qui dirigeait une seconde colonne détachée par Paris pour arrêter les exactions commises par la mission, Voulet se retourna uploads/Litterature/ les-femmes-vertueuses.pdf

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