La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles Études

La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles Études réunies et éditées par Florence Boulerie Centre de Recherches sur l’Europe Classique (XVIIe et XVIIIe siècles) Biblio 17, 205 (2013) Les Solitudes de Góngora ou la pierre de scandale de la littérature européenne RICARDO PÉREZ MARTINEZ Universidade Federal Fluminense (Brasil)/ Università degli studi di Bergamo (Italia) En 1613, la Soledad Primera de Góngora, dont les manuscrits circulaient déjà entre les groupes littéraires de Madrid1, provoqua parmi ses lecteurs les réac- tions les plus diverses ; apparurent des poèmes, des lettres, des apologies, des pamphlets et des commentaires qui exprimaient tantôt de l’enthousiasme, tantôt de l’hostilité envers cette œuvre. Le scandale autour de la curiosité esthétique du poème commença alors. C’est pourquoi le publiciste Andrés de Almansa y Mendoza, chargé de diffuser le texte, décida d’accompagner celui- ci de ses Advertencias para la inteligencia de las Soledades2. Très vite, la difficulté du poème devint un des principaux sujets de sa réception : la formule « vice d’obscurité » apparut pour désigner l’hermétisme formel du texte. Plus tard, lorsqu’on essaya d’expliquer cette difficulté non par la construction rhétorique formelle mais par ses nombreuses références à la culture classique gréco-latine et son l’utilisation fréquente d’expressions savantes provenant de l’italien et du latin, surgit une autre formule, celle de « cultisme ». Ce sont les deux grands topoï de la réception gongoriste que la polémique consolida entre 1613 et 16663. Très rapidement, le gongorisme de- vint en Espagne un scandale général nourri d’oppositions bien précises entre 1 Góngora n’a pas publié son œuvre ; elle a été transmise dans des manuscrits. La pre- mière publication d’un recueil comprenant les Solitudes a été faite dans une édition de Juan Lòpez Vicuña, Obras en verso del Homero español, en 1627. Nous citons ici les Soledades dans l’édition de Robert Jammes, Madrid, Castalia, 1980, réédition 2001. 2 Ce texte a été écrit dans la seconde moitié de 1613, il a été trouvé par Emilio Orozco Díaz qui l’a publié dans son livre En torno a las “Soledades” de Góngora, Granada, Universidad de Granada, 1969, pp. 197–204. 3 Robert Jammes, « La polémica de las Soledades (1613–1666) », dans Góngora, Sole- dades, op. cit., t. II, pp. 607–716. 102 Ricardo Pérez Martinez lesquelles nous pouvons signaler les vifs débats ayant opposé successivement Góngora à « l’ami méconnu4 » – ou plutôt l’ennemi méconnu –, à Lope de Vega5, puis à Quevedo6 ; les polémiques jaillies entre Pellicer et Andrés Cuesta7, entre Pellicer et Salcedo8, ou encore entre Navarrete et Portichuelo9. Les polémiques les plus diffusées furent sans doute celles qui surgirent autour de Pellicer, auteur des Lecciones Solemnes. Plusieurs des interprétations gongoristes dans ce commentaire furent attaquées. Là où Góngora avait écrit « envieuse barbare frondaison10 », Pellicer interprétait : « Cela équivaut à un grand bois11 ». Salcedo, auteur des Soledades comentadas, corrigea l’interpré- tation de Pellicer : « par barbare don Luis voulait dire inculte, rustique et confus, et non pas grand12 ». Là où Góngora avait écrit « pierre, indigne tiare/ (si tradition apocryphe ne ment)/de ténébreux animal dont le front/est le char éclatant d’un jour nocturne13 », Pellicer signalait que l’animal auquel le poète faisait référence était le loup. Une nouvelle fois, il fut corrigé par Salcedo : « un certain commentateur […] dit que c’est du loup dont il parle et que cet animal a sur la tête une carbunco ; il cite Pline, livre 37, chap. 7. Il 4 Cette querelle est constituée par deux lettres : Carta de un amigo de don Luis de Góngora, que le escribió acerca de sus “Soledades” (13 septembre 1613) et Carta de D. Luis de Góngora en respuesta de la que le escribieron (30 septembre 1613). Voir Robert Jammes, op. cit., t. II, pp. 612–616. 5 Cette querelle est constituée par la Carta que se escribió echadiza (1615) qui a été attribuée à Lope de Vega. Voir R. Jammes, op. cit., t. II, pp. 642–645. 6 Au-delà des poèmes que Quevedo a écrit contre Góngora, d’autres textes de Que- vedo constituent la source de cette polémique : Aguja de navegar cultos (1625), Dis- curso de todos los diablos (1627) et La culta latiniparla (1629). Voir R. Jammes, op. cit., t. II, pp. 676–677, 680–681, 682–684. 7 Diverses polémiques causées par les différentes interprétations de Góngora sont nées entre Pellicer, qui a écrit les Lecciones solemnes (1630), et Andrés Cuesta, qui a écrit un commentaire manuscrit sur le Polifemo (1630–1635). Voir R. Jammes, op. cit., t. II, pp. 685–688. 8 Salcedo, dans son commentaire Soledades de D. Luis de Gòngora (1636), a critiqué les interprétations de Pellicer. Voir R. Jammes, op. cit., t. II, pp. 676–677, 680–681, 699–700. 9 Francisco Martinez de Portichuelo a écrit Apologia en favor de don Luis de Góngora (1627) pour défendre Góngora des critiques de Francisco de Navarrete, qui a écrit des commentaires en marge d’un manuscrit du poème. Voir R. Jammes, op. cit., t. II, pp. 679–680. 10 Góngora, Soledades, op. cit., t. I, v. 65, p. 211 : « invidiosa barbara arboleda ». 11 Cité par Dámaso Alonso, Estudios y ensayos gongorinos, Madrid, Gredos, [1955], réédition 1970, p. 468 : « es lo mismo que grande arboleda ». 12 Id. : « bárbara puso don Luis por inculta, rustica y confusa, y no por grande ». 13 Góngora, op. cit., v. 73–76, pp. 213–215 : « piedra, indigna tiara/(si tradición apócrifa no miente)/de animal tenebroso, cuya frente/carro es brillante de nocturno día ». 103 Les Solitudes de Góngora doit sans doute avoir un autre Pline dans sa bibliothèque car dans tous les Pline que l’on aura vu on ne trouvera pas une bêtise semblable14 ». Pellicer alla même jusqu’à censurer ce qu’il avait identifié comme une erreur dans le Polifemo ; « don Luis n’a pas été si précis15 », nous dit-il, quand dans son poème il écrivit que Galatée est une déesse qui n’avait pas de temple ; à force de chercher, Pellicer trouva une référence à un temple de Galatée dans Lucien. À cela, Andrés Cuesta, un jeune professeur de grec de l’Université de Salamanque qui avait écrit, entre 1630 et 1635, un commentaire sur le Po- lifemo de Góngora, répondit d’un ton agressif : « si Monsieur Joseph Pellicer avait bien cherché dans ses livres et non pas seulement dans les Index de ceux-ci, il se serait rendu compte que Lucien faisait là un récit imaginaire16 ». À cause de cela et pour bien d’autres raisons, Pellicer fut discrédité aux yeux de quasiment tous les commentateurs gongoristes de son temps. Une autre polémique importante est celle qui surgit autour de Jauregui, auteur de l’Antidoto contra la pestilente poesía de las “Soledades”17, car elle introduisit un autre topos dans la réception des Soledades, celui de sa bana- lité thématique. Jauregui, après avoir évoqué le sujet humble du poème de Góngora, publia une œuvre dont le thème était mythologique et le style gongoriste : Orphée. Pour cette raison, de nombreuses personnes le prirent en inimitié, l’accusant d’opposer ses opinions à ses actes : en effet, Jauregui avait imité Góngora après avoir condamné sa poésie. Le topos de la vanité de la thématique des Soledades fit que la critique oublia rapidement que le poème avait été prévu comme un grand texte allégorique en quatre parties. En résumé, ce que nous pouvons appeler le scandale des Soledades est la prompte et sonore multitude de voix sur un même fait, celui de la curiosité esthétique du poème. Ce scandale fit que sa nouveauté fut réduite à des simples topoï, trop généraux, faisant ainsi médiation entre les lecteurs et le texte. En quoi consiste la vraie substance de ce scandale ? En une Babel d’opi- nions. Pour accéder au cœur du problème, nous nous concentrerons sur deux polémiques qui peuvent éclaircir quelques aspects importants mais encore méconnus de l’esthétique gongoriste. 14 Cité par Dámaso Alonso, op. cit., pp. 468–469 : « cierto comentador[…] dize que es el lobo de quien habla, y que este animal trae en la cabeza un carbunco ; cita a Plinio, lib. 37, cap. 7. Sin duda deue ser otro Plinio que tiene en su biblioteca, porque en los que todos han visto no se hallará semejante burlería ». 15 Cité par D. Alonso, ibid., p. 473 : « No anduvo tan atinado don Luis ». 16 Ibid., pp. 483–484. 17 Ce texte, qui circulait déjà dans les milieux littéraires en 1615, est un des premiers longs commentaires sur le poème de Góngora. Voir R. Jammes, op. cit., t. II, pp. 618–621. 104 Ricardo Pérez Martinez La polémique entre Navarrete et Portichuelo ou la relation entre dicter et inspirer Les différentes polémiques du scandale ont, tels des phénomènes média- tiques, dévié l’attention de la première critique de ce qui, sans doute, est un problème essentiel : en quoi consiste, réellement, la nouveauté poétique des Soledades ? En effet, Góngora invente dans ce poème une nouvelle forme poé- tique qui ne peut être réduite à sa difficulté uploads/Litterature/ les-solitudes-de-gongora.pdf

  • 32
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager