Olivier Le Deuff, Maître de conférences à l’université Bordeaux Montaigne, (33)

Olivier Le Deuff, Maître de conférences à l’université Bordeaux Montaigne, (33). L’uchronie se poursuit dès lors de fait. Nous ne sommes pas en pleine époque victorienne, mais nos préceptes et manières de faire sont issus de l’ère industrielle, tandis que le numérique amène une distorsion qui enjoint à un exercice parfois pé­ rilleux, une nouvelle esthétique qui tente de gérer l’anachronisme. Le steampunk est plus qu’un genre littéraire, c’est aussi un état d’esprit. Il existe une esthétique steampunk et il est possible de se vêtir à la mode steampunk en ajoutant à des tenues de type époque victorienne ou belle époque des élé­ ments dissonants. Le steampunk cherche à constituer une transition qui permet d’embarquer dans un univers hybride le meilleur des deux mondes. C’est un peu l’esprit initial du mouvement qui ajoute à l’esthétique vic­ torienne une perspective technologique nouvelle et enthousiasmante. Cette vision des choses fait d’ailleurs place aux femmes comme tête pensante, puisque bien souvent la figure d’Ada Lovelace3 ap­ paraît comme sainte patronne. Cela rappelle à bon escient que le numérique n’est pas né spontané­ ment et qu’il serait opportun de se replonger dans l’histoire du web et de l’Internet pour rappeler à nos élèves que le web n’a pas toujours été présent et qu’il serait opportun de savoir situer les évolutions tech­ niques chronologiquement. À chaque fois que je pose la question de l’année de naissance du web, les réponses sont souvent étonnantes. Comment peut- on ignorer à ce point l’histoire de ce média ? L’intérêt du steampunk est donc de relativiser la place de la technique dans nos sociétés actuelles pour tenter de mieux la comprendre et tenter de me­ surer son influence en la plaçant dans des espaces historiques différents. On y retrouve certainement l’idée de la théorie des cordes comme quoi il pourrait Le steampunk est au départ un genre littéraire, marginal, une sorte de rétrofuturisme. Il désigne une uchronie, un changement dans le cours de l’histoire en introduisant des technologies nou­ velles à l’époque industrielle, notamment victo­ rienne où les machines à vapeur sont omnipré­ sentes. Le steampunk imagine par exemple une nouvelle ère victorienne avec des machines intel­ ligentes issues de l’algèbre de Boole, et des travaux de Charles Babbage. Pourquoi dès lors rapprocher numérique et steampunk ? Tout simplement parce que l’esprit de ce dernier est quelque peu ancré dans le numé­ rique avec un mélange de genres parfois complexe à résoudre, avec des usages anciens qui sont bous­ culés par des technologies nouvelles. En effet, nos habitudes de travail intellectuel sont en fait fort an­ ciennes, elles ont certes évolué, mais elles n’ont pas été autant révolutionnées que l’on croit. Dès lors, l’introduction du numérique appa­ raît comme l’élément nouveau qui déclenche une nouvelle écriture de l’histoire et une réinterpréta­ tion de nos pratiques. Nous sommes donc en pré­ sence d’un phénomène steampunk dans la mesure où nous continuons à travailler avec des modèles hérités du xixe s. et bien évidemment des siècles précédents. Ce constat a été fait par plusieurs cher­ cheurs dont Paul Bertrand1 et Andrew Reinhard qui constatait que : « l’entreprise actuelle de pu­ blication scientifique est d’essence steampunk, le xxie siècle travaille avec les modèles du xixe s.2 ». D’une certaine manière, nous sommes effec­ tivement en plein steampunk, même si nous n’en sommes pas conscients, car nous n’avons pas su pleinement tirer les leçons du passé pour évoluer et pour dégager un nouveau design existentiel. L’ESPRIT STEAMPUNK DANS LE NUMÉRIQUE OLIVIER LE DEUFF 30 MULTIMÉDIA SEPTEMBRE-OCTOBRE 2014 INTERCDI NO 251 MULTI MÉDIA n’est pas pour rien d’ailleurs que son idéal se situe à l’ère victorienne – et privilégie des ajustements progressifs. Faut-il y avoir un terreau finalement hostile aux trop fortes innovations ? Non, car le mouvement est assurément techno­ phile sans être béat, mais dans une logique qui est davantage proche de celle de l’histoire des tech­ niques. Certes, il est difficile de décrire un mouve­ ment marginal en en faisant des généralités. Nous ne faisons ici qu’interpréter l’idéal steampunk. Cependant, on peut considérer qu’une des règles consisterait à ne pas concevoir un objet technique de façon isolée, mais à l’intégrer au sein d’un pro­ cessus qui soit également esthétique et spirituel. On est dans une logique qu’il ne s’agit pas de faire de la technique pour la technique, mais bien d’améliorer la recherche, nos connaissances et nos réflexions. Quelque part, on retrouve dans cette approche à la fois artistique, ergonomique, logique et organisa­ tionnelle, des règles qui se retrouvent dans l’archi­ tecture de l’information qui cherche à améliorer les dispositifs informationnels et organisationnels nu­ mériques pour faciliter les missions des travailleurs du savoir et les recherches d’information et de docu­ ments des usagers. Cette logique se développe depuis quelques an­ nées chez les travailleurs du savoir avancés qui développent des écosystèmes cohérents afin de mieux gérer leur propre système d’information. Le Personal Knowledge Management, qui prend l’échelon personnel comme base de la gestion de l’information et des connaissances, est proche de l’esprit steampunk qui ne peut se réaliser qu’en pre­ nant appui sur des investissements et des envies individuels pour mieux retrouver un sens com­ mun du collectif. Le steampunk va davantage re­ chercher l’interopérabilité que le centralisme total. Plusieurs outils permettent de passer d’un élément technique à un autre. On songe notamment à Ifttt4 qui permet de récupérer des données d’une appli­ cation à une autre. Désormais, la reine Victoria ne doit pas être Google, Amazon ou Facebook, il faut au contraire que la reine soit une intelligence col­ lective. Il faut que Victoria devienne nous tous. Il suffit de remplacer les valeurs esthétiques victoriennes par d’autres valeurs communes pour qu’il soit possible de trouver une base partagée et stable dans laquelle il est possible d’évoluer. Voilà certainement la leçon du steampunk : nous obliger à penser quels sont nos valeurs communes et nos objectifs communs pour pouvoir continuer à s’épa­ nouir individuellement et collectivement. Une esthétique spirituelle qui pense la technique L’esthétique steampunk a le mérite de nous rappe­ ler nos contradictions, mais aussi notre histoire et les possibilités alternatives qui auraient pu en exister un univers parallèle fort différent en fonction d’une décision particulière, en l’occurrence ici le suc­ cès d’une technique qui aurait pu émerger plus tôt, plus tard ou d’une manière différente. Cet esprit uchronique, utopique aussi, se retrouve quelque peu dans les travaux de Schuiten et Peters. On songe alors à Paul Otlet qui a été représenté par ces derniers en archiviste des cités obscures et qui constitue le personnage idéalement steampunk, tant ses visions de la documentation présentaient déjà une rupture technologique évidente. La docu­ mentation est par essence steampunk en étant is­ sue des modèles du xixe siècle, mais ses logiques techniques ne peuvent que se développer avec de nouvelles possibilités de stockage et de recherche d’informations, que le traité de documentation en 1934 tente déjà d’esquisser. Paul Otlet comme personnage steampunk, cela devient quasi évident. Il incarne à la fois un cer­ tain idéal bourgeois, quelque peu daté désormais, et une vision futuriste, improbable parfois mais pleine d’espoir. Sa vie repose sur une opposition de style qui n’a rien à envier aux plus grandes fictions steampunk. Inspiré d’une logique du classement des savoirs typiquement issue de la vision scientiste du xixe siècle, Paul Otlet avait tout de même songé au futur de la documentation. Jamais cette dernière ne devait demeurer inscrite uniquement dans l’es­ pace du livre, espace intermédiaire qui n’attendait qu’un espace plus propice. Que serait-il advenu si les technologies de calcul issues des travaux de Charles Babbage et Ada Lovelace s’étaient concrétisées plus tôt ? Voilà de quoi écrire une belle fiction steampunk assurément… Mais revenons à notre époque et à la philosophie du mouvement. Une esthétique informationnelle ? Le steampunk cherche à intégrer l’objet technique dans un écosystème plus vaste. L’objet technique doit donc se trouver dans une logique à l’échelon individuel, notamment dans son espace de mo­ bilité. Impensable d’avoir une montre qui quan­ tifie le moindre de vos pas et vos battements car­ diaques, si cela ne rentre pas dans une esthétique de soi. Si on pousse la métaphore plus loin, il faut comprendre que tout dispositif technique ne peut s’intégrer à son propre écosystème informationnel sans un travail de recherche sur soi et ses propres compétences. On ne peut évoluer dans ses ma­ nières de faire que de façon appropriée sans que ce ne soit un impératif absolu d’adaptation. La même logique se pose ensuite au niveau de son propre ha­ bitat puis aux niveaux supérieurs que sont les col­ lectifs professionnels ou d’association ainsi qu’au niveau urbain. Il y a une cohérence d’ensemble qui se doit d’être partagée et débattue. Le steampunk ne va donc pas chercher la rupture et la révolution – ce 1. Bertrand, Paul. « Les Digital humanities sont-elles solubles dans le steampunk ? » BookSection, 2012. http:// books.openedition.org/ editionsmsh/327?lang=en. 2. « [...] the current scholarly publishing enterprise is essentially steampunk, 21st century work with 19th century models [...] » in uploads/Litterature/ lesprit-steampunk-dans-le-numerique.pdf

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