Jeudi 28 avril 2016 – 09 h 48 [GMT + 2] NUMERO 578 Je n’aurais manqué un Sémi

Jeudi 28 avril 2016 – 09 h 48 [GMT + 2] NUMERO 578 Je n’aurais manqué un Séminaire pour rien au monde— PHILIPPE SOLLERS Nous gagnerons parce que nous n’avons pas d’autre choix — AGNÈS AFLALO www.lacanquotidien.fr –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– Les paradoxes du corps parlant (I) par Catherine Lazarus-Matet Je vous parlerai (1) de deux artistes ayant fait le choix de monter sur la scène en tant que corps silencieux. L’un l’a fait surtout à ses débuts, l’autre sa vie durant, chacun parlant avec son corps, ou avec les corps, à sa façon, pour reprendre le « Je parle avec mon corps, et ceci sans le savoir » (2) de Lacan dans Encore. L’un l’a fait quand la parole s’est absentée, l’autre parce que les mots étaient insuffsants à dire la pensée. Le premier, c’est Gilles Segal, dont le trajet artistique m’a intéressée pour ce qu’il montre de la façon dont un corps parlant a pu être séparé de la parole, des mots, après l’extermination des membres de sa famille, l’effacement radical de leurs corps. Il usera dans son travail artistique du corps de diverses manières, d’abord en silence, puis avec l’accompagnement de l’écriture, soutenue par la voix d’autres comédiens, pas la sienne. J’essaierai de montrer cette présence du corps sous ces divers aspects, et d’en dire quelque chose avec le peu d’éléments que cet homme fournit – trois fois rien directement sur lui-même – et dont le travail est relativement passé sous silence. Toute une vie lui aura été nécessaire pour que, de l’effacement radical des corps, resurgisse ses propres dires, sa propre parole en public. S’il a été fréquent de constater ce silence, parfois pendant des décennies, chez ceux qui sont revenus du pire, le corps parlant qu’était Gilles Segal a, en quelque sorte, fait entrer le silence dans son corps, et a fait de ce corps l’expression même de ce silence. Au moins au début de sa carrière. Le second artiste dont j’aimerais vous parler, c’est Étienne Decroux, personnage surprenant, qui fut le maître de Marcel Marceau, lui-même maître et compagnon de route de Gilles Segal, tenant de ce qu’il a appelé « le mime corporel », qui a fait école et a eu une infuence internationale sur le théâtre. Il est en quelque sorte le rêveur d’un pur corps parlant, dégagé des pulsions. Lui aussi a noué le silence et le corps, mais pour mieux exprimer les choses du monde que ne le feraient les mots, cherchant ce qui, dans le corps, ne saurait mentir. Comme Segal, il n’est pas très connu, voire plutôt méconnu, sauf dans le monde du théâtre où son infuence a été très importante pour le travail de l’acteur. Il prônait l’effacement de sa « petite personne », comme il le disait, et de même que Segal, c’est quelqu’un dont on parle peu. Il voyait dans cet effacement de la scène publique la victoire de son art. L’un, Segal, n’aimait pas la psychanalyse, m’a-t-on dit, mais l’autre a pu écrire : « Ce que Freud nous fait dire, le mime nous le fait faire » (3). Pour Decroux, c’est un tout autre cheminement que pour Segal, même si pour tous deux les paroles paternelles ont marqué leur destin. I Sans savoir où cela me mènerait, je suis partie d’un phrase qui m’a été dite il y a quelques mois à propos de Gilles Segal, comédien, auteur de théâtre, né en Roumanie en 1932, et qui est mort l’année dernière. Ayant eu l’occasion de le croiser, sans le connaître davantage, et de rencontrer certains de ses proches, l’un d’eux me dit que celui-ci avait, après la guerre, perdu la parole et l’avait retrouvée peu à peu par la pratique du mime avec le célèbre Marcel Marceau et dans le travail avec Jean-Louis Barrault, élève comme lui de Marceau. On m’avait dit que ceci s’était produit à son retour de déportation, et ce retour de la parole via le corps et cette pratique artistique m’intriguait. Mais ce récit n’était pas exact. J’ai pu, depuis, connaître par son propre fls – qui en sait peu car son père n’évoquait pas cette période – qu’il avait échappé à la déportation, mais que ses parents et sa sœur n’étaient pas revenus des camps. Le père, cherchant comment sauver ses enfants, leur avait dit que, si l’on venait les arrêter, il leur faudrait faire croire qu’ils étaient malades. Lors de leur arrestation, c’est ce que frent Gilles et sa sœur. Un médecin fut mandé par la police pour les examiner. On diagnostiqua chez le garçon une crise d’appendicite et il fut hospitalisé, puis pris en charge par l’organisation de l’OSE (4) et conduit dans une maison d’enfants en Suisse, et donc en réchappa. La sœur n’eut pas cette chance. Le garçon, d’environ onze ans, se montrait déjà bon comédien, ou bon mime, si je peux oser dire ça, capable de faire dire à son corps ce qu’il voulait, bon utilisateur de son corps, ici pour tromper l’Autre et sauver sa peau, faire semblant. Que Gilles Segal ait commencé sa carrière artistique par la pratique du mime, du clown et des marionnettes, à une époque où ces disciplines tenaient une certaine place, il n’y a peut-être rien à en dire. Pourtant il me semblait qu’il devait quand même y avoir quelque chose à saisir de sa pratique d’un corps qui se tait, après cette tragédie, surtout eu égard à la façon dont les mots lui sont ensuite venus. L’homme n’était pas pour autant muet, mutique, comme on me l’avait fait penser, mais certainement taiseux. On l’a dit très pudique et secret. S’il a usé de la parole dans ses rôles au cinéma, il disait les mots des autres, comme l’écrit Jean-Claude Grumberg dans un beau texte sur Gilles Segal, « Le cri du muet » (5). Grumberg qui n’a, lui, cessé d’écrire et mettre en scène, avec fnesse et humour, les ravages du nazisme. Pour ma part, je connaissais Segal au cinéma, tenant des rôles secondaires qu’il a interprétés depuis 1959 dans de nombreux flms pour John Huston, Bazin, Molinaro, Labro, Costa-Gavras, Bertrand Blier, Yannick Bellon, entre autres. Auparavant, dès 1949, il est mime et acrobate. Puis il fera partie plusieurs années de la Compagnie de Jean-Louis Barrault, après avoir présenté sur scène avec celui-ci le Baptiste adapté des Enfants du Paradis. Il se produisait toujours au théâtre ces dernières années. Notons que le maître commun en mime de Segal et Barrault, le mime Marceau, a créé son célèbre personnage lunaire en 1947, et que son père est également mort en déportation. Segal a été présence muette du corps ou diseur du texte des autres, et pour lui ça n’a cessé de ne pas s’écrire que bien plus tard. Cela s’écrira avec retenue, et profondeur, sans aucun pathos. Sa première pièce, Le marionnettiste de Lodz, date de 1983. Soit presque 40 ans après la fn de la guerre. Ce n’est pas sans importance qu’il n’ait pas été l’interprète de ses premières pièces. Le marionnettiste fut joué par Charles Denner en 1884 (dont l’énonciation était propre à se décaler de toute surinterprétation). Il n’a donc pas davantage dit ses propres mots. Il les a écrits, disant, à propos de cette pièce, qu’il ne savait pas d’où elle lui était venue. Elle lui avait échappée, avait-il pu dire à Grumberg. Il avait voulu écrire quelque chose de léger, de drôle. Plus tard il écrira Le temps des muets, Monsieur Schpill et Monsieur Tippeton, et En ce temps-là, l’amour. Toutes ses pièces, sauf la dernière, traitent avec humour, légèreté, par touches mêlées à une tension dramatique, du nazisme, de la déportation, de l’extermination, toujours dans l’univers du cirque ou du théâtre de marionnettes. Peu de choses sont dites de l’horreur. Et Segal, dans son écriture, a donné une place au corps, sous diverses modalités, clown, ventriloque, poupées, nain et marionnettes, pour divers usages. Le marionnettiste de Lodz met en scène un célèbre artiste, Finkelbaum, qui vit reclus dans un petit appartement. La guerre est fnie mais il n’y croit pas. La concierge tente de le convaincre, pour qu’il reprenne une vie normale. Par trois fois, elle demande à un voisin de se déguiser et de parler à l’homme avec des arguments qui devraient le convaincre : un soviétique, un américain, un résistant, mais rien n’y fait. On comprendra pourquoi. Il vit en secret avec une marionnette qui représente sa femme et cela ne doit pas changer. Dans un monologue quasi permanent qu’il lui adresse, il l’installe à table, au lit, la pomponne, lui raconte leur rencontre, leur mariage, les histoires de famille, leur enfant. Puis c’est un compagnon de déportation, Schwarzkopf, avec qui il a fui le camp, qui lui rend visite et lui confrme la fn de la guerre. Là il ne peut plus nier. Il sort alors d’une valise toute une série de marionnettes-poupées représentant des déportés que l’artiste fabriquait pour un improbable spectacle. Elles montent sur la scène, et il décide de les brûler. On apprend alors, dans l’échange avec uploads/Litterature/ lq-578 1 .pdf

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