35 Pantoja, M. C. 2013. « À propos de quelques dilemmes politiques, intellectue

35 Pantoja, M. C. 2013. « À propos de quelques dilemmes politiques, intellectuels et existentiels : le récit d’une anthropologue spécialiste de l’ Amazonie. » Brésil(s). Sciences humaines et sociales 4, novembre : 35-56. Article reçu pour publication en avril 2013 ; approuvé en juin 2013. À propos de quelques dilemmes politiques, intellectuels et existentiels : le récit d’une anthropologue spécialiste de l’Amazonie Mariana Ciavatta Pantoja1 À travers le récit de ma relation professionnelle et amicale avec un groupe indigène d’Amazonie, je me propose de me pencher sur le rôle de l’anthropologue et les impasses auxquelles il est parfois confronté. La problématique de l’ethnicité servira ici de fl conducteur, et l’on en comprendra vite les raisons : j’aborderai en efet la façon dont cette catégorie s’est imposée à moi comme sujet de réfexion et d’incertitudes de toutes sortes. Auparavant, il convient d’expliquer brièvement ce que j’entends par là. Au-delà des formulations classiques de Max Weber (1984 [1922]) sur les « communautés ethniques », j’ai découvert le thèmatique de l’ethnicité grâce aux analyses de Fredrik Barth (1969) sur les « frontières ethniques », aux études de Roberto Cardoso de Oliveira (1976) sur la « question du contact » et la notion de « friction interethnique », et enfn, aux travaux de João Pacheco de Oliveira Filho (2004) sur l’« émergence ethnique ». Ce dernier auteur a montré que l’apparition de groupes que l’on croyait disparus se faisait dans un contexte d’interaction normé par l’État et en présence d’agents médiateurs (églises, associations, universités, etc.). Pour comprendre cette réalité, il a forgé le concept de « territorialisation », conçue comme un acte politique qui associe une collectivité à une unité territoriale. Au cours de cette opération, qui s’appuie sur la lutte et la réinvention de soi, la notion d’« identité » décrirait analytiquement les processus de subjectivation qui ont lieu. Ce modèle a été repris pour penser les situations amazoniennes de (ré)émergence ethnique (cf. Ioris 2005, par exemple). 1. Mariana Ciavatta Pantoja est anthropologue, docteure de l’Université de l’État de São Paulo à Campinas (Unicamp) et enseignante à l’Université fédérale de l’Acre (UFAC) où elle coordonne le Laboratório de Antropologia e Florestas [Laboratoire d’anthropologie et forêts] (AFLORA). 36 Dilemmes anthropologiques D’autres formulations ont attiré l’attention sur une dynamique plus interne, ou irréductible, de l’ethnicité : celle de la culture (Cunha 1987 [1979]). Dans ce cadre, la notion de « processus de territorialisation » a été relue à la lumière des modes d’appropriation des territoires par les « peuples et communautés traditionnels » eux-mêmes à travers tout le pays (Almeida 2006). Cependant et quoique certaines de ces possibilités théoriques et conceptuelles m’aient été utiles, j’ai atteint un stade où elles n’étaient plus en mesure d’encadrer mes problématiques scientifques. La lecture d’Eduardo Viveiros de Castro (2006) et celles d’autres auteurs2 m’a permis de réorienter peu à peu mes intérêts en termes de recherche ainsi que de pratique politique3. J’ai commencé à me méfer de la notion d’identité et de la catégorie d’« ethnicité » car elles n’aidaient guère à clarifer l’articulation entre la dimension politique et les processus plus routiniers de subjectivation. Je me suis alors résolument tournée vers des formulations plus sensibles à la souplesse qui caractériserait des expériences locales d’afrmation d’une autodétermination4. L’émergence de collectivités se revendiquant comme des ethnies distinctes n’est pas une thématique exclusive à l’Amazonie ni même au Brésil. Partant de l’étude de « communautés natives » dans l’Amazonie péruvienne, Peter Gow (1991) rejette la notion d’ethnicité comme instrument analytique. En efet, donner la priorité aux frontières interethniques en tant que point central de l’analyse revient selon lui à dissimuler les signifcations que les termes d’autodéfnition assument pour les natifs eux-mêmes, comme dans le cas du « sang-mêlé ». Plus récemment, John et Jean Comarof (2009) ont souligné que, en divers points de la planète, des collectivités ethniques se lancent dans la transformation de leurs culture et identité en objets d’entreprises commerciales. Ce processus d’ethnicisation, qui opère dans un contexte néolibéral, constitue ce qu’ils ont baptisé l’« Ethnicity, Inc. ». Si, comme l’observent ces auteurs, la création de modèles d’authenticité peut, d’une part, renforcer la conscience collective et l’estime de soi d’un point de vue culturel, la commodifcation, d’autre part, entraîne également de nouvelles formes de subordination et elle accentue, ou génère, des inégalités internes. Dans ce contexte plus large de la problématisation de l’ethnicité, je présenterai une étude de cas en me concentrant sur les dilemmes théorico-politiques (et personnels) auxquels, en tant qu’anthropologue, j’ai été (et suis) confrontée dans ma vie professionnelle (et privée). Mais, comme il ne pourrait en être autrement, faisons tout d’abord un peu d’histoire. 2. Bruno Latour, Roy Wagner et Gilles Deleuze ont eu sur moi une infuence incomparable. Je tiens également à mentionner les discussions dont j’ai toujours tiré grand proft à l’AFLORA. 3. Cf. Pantoja & Mattos (2012). 4. Au sujet de la cristallisation d’expériences locales liées à l’identité, Márcio Goldman (2009, 17) écrit que « nous n’avons jamais afaire à des oppositions claires entre des formes idéologiques ou sociales individualisées, mais à des processus instables en régime de variation continue ». 37 À propos de quelques dilemmes politiques, intellectuels et existentiels Brève histoire de la dynamique interethnique dans le Haut Juruá La vallée du Juruá, située dans l’État de l’Acre actuel, était historiquement occupée par des peuples indigènes relevant de diverses branches linguistiques, parmi lesquelles le pano, si l’on en croit les registres historiques les plus anciens (Tastevin 2009). Dès la fn du xixe siècle, l’arrivée de migrants en provenance du Nordeste pour travailler dans la production de caoutchouc a cependant laissé supposer que la plupart d’entre eux avaient disparu (Ribeiro 1979). Dans la structure de seringais 5 qui s’est mise en place, les patrons [patrões] organisaient des correrias, de redoutables expéditions armées au cours desquelles les groupes indigènes étaient décimés, mais aussi des femmes et des enfants capturés. Au milieu de cette violence, des unions se frent donc, au point que nombre de familles comptent parmi elles des ancêtres indigènes, surtout des femmes (Wolf 1999, Pantoja 2008, Iglesias 2010). Il y eut ainsi des afrontements et des rencontres entre des collectivités distinctes : d’un côté, des familles de récolteurs de latex, les seringueiros, dont beaucoup avait des composantes indigènes, qui étaient employés par les patrons ; de l’autre, des groupes indigènes dispersés ou réfugiés dans les hautes rivières et forêts dépourvues de caoutchoutiers6. Au cours du xxe siècle, la société des seringais s’est maintenue tant bien que mal, alternant des périodes de prospérité et de crise économique jusqu’à la fn des années 1980, lorsque la chute des prix du caoutchouc et les mécanismes étatiques de protectionnisme ont entraîné une signifcative déstructuration. En parallèle, le système de propriété des forêts et cours d’eau du Haut Juruá a connu un grand bouleversement : des peuples indigènes et des groupes extractivistes agricoles ont conquis de vastes territoires (Cunha & Almeida 2002), au point que la vallée du Juruá dans l’Acre s’est transformée en une mosaïque de Terres indigènes et d’Unités de conservation légalement reconnues7. Au tournant des xxe et xxie siècles, des revendications ethniques émanant de groupes locaux tenus jusque-là pour extractivistes se sont accompagnées de demandes d’attribution de territoires se trouvant situés sur la Réserve extractiviste 5. Littéralement, plantations de caoutchoutiers (Ndt). Les seringais étaient composés d’unités de production incluant une surface d’habitation et de forêt (colocações [emplacements]), celle-ci abritant les sentiers à caoutchouc [estradas de seringa] à travers lesquels le travailleur (seringueiro) recueillait le latex des caoutchoutiers (Hévea brasiliensis). 6. Le groupe kaxinawá réuni par le patron Felizardo Cerqueira, au bord du Rio Jordão, faisait exception à la règle (Iglesias 2010). 7. Les Terres indigènes kampa et arara du Rio Amônia, kaxinawá-ashaninka du Rio Breu, jaminawa-arara du Rio Bagé et la Réserve extractiviste du Haut Juruá forment un couloir qui se prolonge jusqu’à d’autres Terres indigènes et Réserves extractivistes du Rio Tarauacá et du Rio Envira. 38 Dilemmes anthropologiques du Haut Juruá8 créée dix ans plus tôt. Il s’agissait des Arara du Rio Amônia et des Kuntanawa du Haut Rio Tejo, un afuent de la rive droite du Juruá. C’est sur ce dernier cas que porte cet article. Les Kuntanawa racontent que leurs ancêtres indigènes ayant échappé aux poursuites et à l’extermination physique et culturelle fnirent par vivre au milieu des « Blancs ». Dona Mariana (dont la mère fut capturée au début du xxe siècle dans les forêts du Rio Envira) et Seu 9 Milton grandirent sur le Rio Jordão, s’y marièrent en 1953, et travaillèrent comme seringueiros pour les patrons de l’époque, de même que leurs dix enfants. En 1955, ils s’établirent non loin de là, sur les rives du Rio Tejo, où ils vivent encore, entourés de leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits- enfants. Cette parentèle, qui forme une « communauté de descendance » avec une continuité généalogique qui s’étend sur près de trois générations10, a toujours été considérée comme cabocla, un terme à connotation péjorative qui, dans l’État de l’Acre, désigne une famille indigène ou métisse. À la fn uploads/Litterature/ m-c-pantoja-bre-sil.pdf

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