M Bernard Joly L'alkahest, dissolvant universel ou quand la théorie rend pensab

M Bernard Joly L'alkahest, dissolvant universel ou quand la théorie rend pensable une pratique impossible/L 'alkahest, universal solvent or when the theory makes thinkable an impossible practice In: Revue d'histoire des sciences. 1996, Tome 49 n°2-3. pp. 305-344. Résumé RÉSUMÉ. — Reprenant un terme inventé par Paracelse, Van Helmont appelle alkahest le dissolvant universel capable de ramener tout corps à sa matière première. La recherche de l'alkahest occupe une place importante dans les travaux chimiques de la seconde moitié du XVIIe siècle. Simple produit corrosif pour les uns, « Mercure des philosophes » pour d'autres, l'alkahest résiste aux objections, malgré ses propriétés aberrantes, grâce à la persistance des théories alchimiques dans le champ des travaux de la chimie. Abstract SUMMARY. — Using again a term coined by Paracelsus, Van Helmont calls Alkahest the universal solvent able to reduce any body in its prime matter. The search for Alkahest takes up a great part of the chemical works of the second half of the seventeenth century. Simple corrosive product for some, « Philosophers' Mercury »for others, Alkahest withstands objections in spite of its absurd properties, by means of the persistence of alchemical theories in the field of chemistry. Citer ce document / Cite this document : Joly Bernard. L'alkahest, dissolvant universel ou quand la théorie rend pensable une pratique impossible/L 'alkahest, universal solvent or when the theory makes thinkable an impossible practice. In: Revue d'histoire des sciences. 1996, Tome 49 n°2-3. pp. 305-344. doi : 10.3406/rhs.1996.1258 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1996_num_49_2_1258 L'alkahest, dissolvant universel ou quand la théorie rend pensable une pratique impossible Bernard Joly(*) RÉSUMÉ. — Reprenant un terme inventé par Paracelse, Van Helmont appelle alkahest le dissolvant universel capable de ramener tout corps à sa matière pre mière. La recherche de l'alkahest occupe une place importante dans les travaux chimiques de la seconde moitié du XVIIe siècle. Simple produit corrosif pour les uns, « Mercure des philosophes » pour d'autres, l'alkahest résiste aux objections, malgré ses propriétés aberrantes, grâce à la persistance des théories alchimiques dans le champ des travaux de la chimie. MOTS-CLÉS. — Alchimie; alkahest; chimie; Paracelse; Van Helmont; Boyle. SUMMARY. — Using again a term coined by Paracelsus, Van Helmont calls Alkahest the universal solvent able to reduce any body in its prime matter. The search for Alkahest takes up a great part of the chemical works of the second half of the seventeenth century. Simple corrosive product for some, « Philoso phers' Mercury »for others, Alkahest withstands objections in spite of its absurd properties, by means of the persistence of alchemical theories in the field of chemistry. KEYWORDS. — Alchemy; alkahest; chemistry; Paracelse; Van Helmont; Boyle. La lecture des premiers volumes de Г Encyclopédie de Diderot et D'Alembert réserve quelques surprises à l'amateur d'histoire de la chimie. Quelques pages après les articles « alchimie » et « alchi miste », entre « Alk », qui est une sorte de pingouin, et « Alkali », on trouve en effet « Alkahest ou Alcahest (1) », terme qui désigne « un menstrue ou dissolvant, que les alchymistes disent être pur, au moyen duquel ils prétendent résoudre entièrement les corps en leur matière primitive, & produire d'autres effets extraordinaires & inex- (♦) CRATS-URA CNRS 1743, Université Charles de Gaulle (Lille III), 59650 Villeneuve d'Ascq. (1) Le mot s'écrivait Alchahest chez Paracelse, Alkahest chez Van Helmont, et de toutes les façons possibles chez les autres auteurs. J'ai opté pour l'orthographe helmontienne, tout en respectant, bien entendu, la diversité des orthographes à l'intérieur des citations. Rev. Hist. ScL, 1996, 49/2-3, 305-344 306 Bernard Joly plicables (2) ». L'auteur de l'article, Paul- Jacques Malouin (3), pro fesseur de médecine au Collège royal de 1767 à 1774, membre de l'Académie des sciences dès 1742 et de la Royal Society of London en 1753, avait assuré, comme remplaçant de Bourdelin, des cours de chimie au Jardin des plantes et publia en 1734 un Traité de chimie, contenant la manière de préparer les remèdes qui sont les plus en usage dans la pratique de la médecine. Malouin écrivit la plupart des articles de chimie des deux pre miers volumes de Y Encyclopédie, parus en 1751, soit près de soixante-dix articles, puis fut remplacé, dès le volume trois, par Gabriel-François Venel. Alors que les articles de ce dernier reflè tent les débats de l'époque entre chimie newtonnienne et chimie stahlienne, ceux de Malouin sont remplis d'une sorte de nostalgie pour une chimie qui triompha au début du xvne siècle, d'abord soucieuse de fidélité aux auteurs du passé, que l'on chercherait en vain à distinguer de l'alchimie, et dont le paracelsisme constitue la modernité. Ainsi, écrit-il dans l'article « alchymisté », « dire que Palchymie n'est qu'une science de visionnaires, & que tous les alchy- mistes sont des fous ou des imposteurs, c'est porter un jugement injuste d'une science réelle à laquelle des gens sensés & de probité peuvent s'appliquer ». Dans un tel contexte, la présence d'un article sur Palkahest dans YEncyclopédie serait moins déconcertante si les caractéristi ques de ce produit n'engendraient une profonde perplexité, que Malouin semble d'ailleurs partager. Il commence par rappeler que ce sont Paracelse et Van Helmont qui ont affirmé « qu'il y a dans la nature un certain fluide capable de réduire tous les corps sublu naires, soit homogènes, soit hétérogènes, en la matière primitive dont ils sont composés », c'est-à-dire en eau, et que ce produit, appliqué à lui-même, se convertit « en eau pure et élémentaire ». (2) « Menstrue, dit le Dictionnaire de Furetière (La Haye, 1690), en termes de Chymie, est un dissolvant humide, qui pénétrant dans les plus inthimes parties d'un corps sec, sert à en tirer les extraits & teintures, & ce qu'il y a de plus subtil & de plus essentiel. » Le terme est employé tantôt au masculin tantôt au féminin. (3) Sur Malouin (1701-1778), outre son éloge par Condorcet, voir les notices de Jean- Paul Contant, L'Enseignement de la chimie au Jardin des plantes (Cahors : Imprimerie Coueslan, 1952), 63-65; Martin Fichman, Malouin, in С. С. Gillepsie (éd.), Dictionary of scientific biography, vol. IX (New York : Charles Scribner's Sons, 1972), 62 (ouvrage désormais noté dsb) ; Franck Kafker, The Encyclopedists as individuals (Oxford : The Volt aire Foundation, 1988), 243-245; J. R. Partington, A history of chemistry, vol. Ill (London : Macmillan & Co Ltd, 1961), 72 (ouvrage désormais noté Partington). L'alkahest, dissolvant universel 307 D'ailleurs, « Vanhelmont, ainsi que Paracelse, regardoit Peau comme l'instrument universel de la chymie & de la philosophie naturelle ». Après avoir cité le nom de quelques-uns des nombreux auteurs modernes qui en ont traité, il s'interroge sur l'origine du terme, que Paracelse a inventé et qui pourrait vouloir dire « alkali est », ou bien « alguiest, comme qui diroit entièrement spiritueux », ou bien encore « saltzguiest, c'est-à-dire esprit de sel ». Il poursuit en indiquant quelques-uns des synonymes que Paracelse et Van Helmont auraient utilisé pour désigner l'alkahest, et parvient enfin à la présentation de ses propriétés : l'alkahest réduit le sujet auquel on l'applique en ses trois principes, puis en sel, et enfin en eau; il conserve les vertus séminales des corps qu'il dissout, mais ce corps lui-même, une fois réduit en eau, a perdu lesdites vertus; enfin l'alkahest ne perd pas sa puissance en agissant, pas plus qu'il ne se détruit dans les opérations où on l'utilise, car en réalité, il ne se mélange pas à ce sur quoi il agit. Malouin conclut ainsi : « On peut dire que l'alkahest est un être de raison, c'est-à-dire imaginaire, si on lui attribue toutes les propriétés dont nous venons de parler d'après les alchymistes. » Voilà l'étrangeté de la situation. L'alkahest possède des pro priétés suffisamment curieuses pour que l'on puisse douter de son existence; on ne sait pas au juste en quel sens Paracelse utilisait le terme que Van Helmont reprit plus d'un siècle après la mort de son inventeur. Pourtant, dès la seconde moitié du xvir* siècle, il envahit la littérature alchimique et chimique, et cela malgré les solides objections que nous allons bientôt examiner. C'est ce para doxe que je voudrais éclairer. Comment se fait-il que des person nages aussi différents que Boyle, Leibniz ou Boerhaave, mais qui avaient cependant en commun de ne pas se laisser égarer par les étrangetés de l'hermétisme, aient pu consacrer une partie de leur temps à enquêter sur les propriétés d'un produit dont l'existence même relève, à nos yeux, de l'absurdité? Comment ont-ils pu ainsi rejoindre les vaines recherches de ceux qui, tels Pierre- Jean Fabre, George Starkey ou Luigi De Conti, croyaient qu'il leur serait poss ible, grâce à l'alkahest, d'isoler plus aisément la matière première des métaux et d'en tirer la Pierre philosophale? Pour dérangeante qu'elle soit, une réponse s'impose : malgré les réticences que l'on exprimait volontiers à propos de la trans mutation des métaux, la théorie alchimique constituait encore, jusqu'au début du xvm* siècle, un horizon difficilement dépassable 308 Bernard Joly pour toute pensée chimique (4). Même critiquée, l'idée de matière uploads/Litterature/ joly-b-l-x27-alkahest-dissolvant-universel-ou-quand-la-theorie-rend-pensable-une-pratique-impossible 1 .pdf

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