1 Le contexte de l'œuvre littéraire Enonciation, écrivain, société Par Dominiqu
1 Le contexte de l'œuvre littéraire Enonciation, écrivain, société Par Dominique Maingueneau 2 Pour la commodité, j'ai maintenu la pagination de l'édition originale (Paris, Dunod, 1993). Ce livre à présent épuisé ne sera pas réimprimé. Dans la mesure où il s'agit néanmoins de la première tentative, à ma connaissance, pour aborder la littérature dans un cadre d'analyse du discours (et pas seulement en se référant aux théories de l'énonciation linguistique ou aux courants pragmatiques), il m'a paru utile de le mettre à la disposition de ceux que cela pourrait intéresser. A bien des égards ce texte est insatisfaisant. C'est pourquoi j'ai écrit une nouvelle synthèse, plus vaste : Le Discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation (Paris, Armand Colin, 2004). V AVANT-PROPOS Lier une œuvre à ce qui l'a rendue possible, penser son apparition en un temps et un lieu déterminés est une tâche aussi vieille que l'étude de la littérature. Mais quand il s'agit d'articuler une œuvre sur son "contexte", les analystes de la littérature ne sont pas aussi à l'aise que lorsqu'ils se contentent d'être historiens ou de circuler dans un réseau de textes. En forçant le trait on peut en effet distinguer deux attitudes dominantes : - Celle de l'histoire littéraire, qui fait appel à un vocabulaire passe-partout : l'œuvre "exprime" son temps, elle en est "représentative", elle est "influencée" par tels évènements, etc. Mais ces notions n'ont guère de valeur explicative si l'on ne détermine pas de quelle façon un texte peut "exprimer" la mentalité d'une époque ou d'un groupe. - L'autre, d'orientation plus stylistique, préfère appréhender l'œuvre comme un univers clos. Elle ne nie pas l'inscription sociale des textes, mais renvoie son étude à une période ultérieure, au jour où les progrès accomplis dans l'intelligence du "fonctionnement" des textes permettront de les mettre en rapport avec leur "environnement". Cette séparation entre un extérieur et un intérieur du texte a été d'une certaine façon prolongée et aggravée par le structuralisme. Depuis, les recherches sur l'éénonciation linguistique, les multiples courants de la pragmatique et de l'analyse du discours, le développement dans le domaine littéraire de travaux se réclamant de 3 VI M. Bakhtine, de la rhétorique, de la théorie de la réception, de l'intertextualité, de la sociocritique, etc. ont imposé une nouvelle conception du fait littéraire, celle d'un acte de communication dans lequel le dit et le dire, le texte et son contexte sont indissociables. D'abord marginales, ces problématiques occupent à présent le devant de la scène. Bien des chercheurs ont pris acte de cette transformation, mais la majorité des "usagers" des études littéraires continuent à raisonner sur les schémas traditionnels, sans s'apercevoir que la conjoncture qui leur donnait sens a disparu. Prendre acte de certaines de ces modifications, en expliciter les conséquences, tel est le propos de ce livre. Nous ne cherchons pas à ajouter de "nouvelles approches" aux anciennes, mais par la prise en compte du caractère radicalement énonciatif de la textualité à mettre en cause ce qui dans nos gestes les plus spontanés implique une conception inadéquate du "contexte" d'une œuvre. Cet ouvrage vient ainsi compléter les Elements de linguistique pour le texte littéraire et la Pragmatique pour le discours littéraire précedemment parus chez le même éditeur. L'ensemble doit permettre de présenter les apports diversifiés de la problématique de l'éénonciation à l'intelligence du fait littéraire. INTRODUCTION Même en se limitant au XX° siècle on ne peut présenter en quelques pages les multiples recherches qui ont tenté de mettre en relation l'œuvre littéraire avec la configuration historique dont elle émerge. Comme cette introduction est seulement destinée à mettre en perspective les chapitres qui suivent, nous nous en tiendrons aux discours qui ont marqué le plus fortement la réflexion actuelle sur ce sujet : la philologie du XIX° siècle, le marxisme, le structuralisme. La philologie 4 Notre traditionnelle "histoire littéraire" est étroitement liée à l'entreprise philologique. Dans la culture occidentale c'est essentiellement depuis les grammairiens alexandrins (III° siècle avant J.-C.) que l'on réfléchit sur la relation entre un texte littéraire et le contexte historique dans lequel il est apparu. Comme l'érosion des formes linguistiques et les transformations de la société grecque avaient peu à peu opacifié certains textes prestigieux mais anciens, en particulier les œuvres d'Homère, on avait développé une discipline, la philologie, qui se donnait pour but de les rendre à nouveau présents à la conscience des contemporains. Par l'analyse des manuscrits et l'investigation historique on cherchait à restituer le texte originel, à éclaircir les mots ou les passages devenus obscurs, bref à retrouver l'intention de l'auteur et les conditions dans lesquelles il avait oeuvré. 2 C'est dans la seconde moitié du XIX° siècle que la philologie s'est trouvée au firmament du savoir, développant une riche méthodologie de "critique textuelle" (pour comparer les manuscrits, les dater, déterminer leur origine, suivre leur transmission, détecter les éventuels faux, etc.). Le philologue traitait le texte avant tout comme un document sur l'esprit et les mœurs de la société dont il était censé "l'expression". Selon la formule de M. Foucault, il s'agissait de reconstituer à partir de ce que disent ces documents - et parfois à demi-mot - le passé dont ils émanent et qui s'est évanoui maintenant loin derrière eux ; le document était toujours traité comme le langage d'une voix maintenant réduite au silence, - sa trace fragile, mais par chance déchiffrable (1). Sur ce point la querelle sur Homère qui a traversé tout le XIX° siècle a valeur exemplaire. On a débattu pour savoir s'il existait bien un individu nommé Homère qui aurait été l'auteur de L'Iliade et de L'Odyssée, ou si ces œuvres étaient seulement un ensemble de poèmes anonymes, produit en quelque sorte spontané de la culture hellénique. Dès lors que L'Iliade et L'Odyssée étaient censées "exprimer" l'"esprit" de la société grecque archaïque on comprend que certains aient cherché à faire l'économie de leur auteur pour les rapporter directement au "peuple". Bien entendu, cette élision de l'auteur n'est possible que pour des textes qui n'impliquent pas un mode de création littéraire comparable à celui de l'Europe moderne. Quand l'auteur est bien identifié, le philologue s'attache à montrer qu'il est "représentatif" de son temps ou de son groupe, qu'en lui se réconcilient l'individuel et le collectif. Les écrivains, et plus généralement les artistes, apparaissent alors comme ces individus remarquables qui ont le pouvoir d'"exprimer" les pensées et les sentiments de leurs contemporains. Idée bien illustrée par cette conclusion d'une édition critique de La Bruyère : 3 5 Au terme d'une lecture attentive, le livre des Caractères apparaît étroitement lié à son époque, qu'il résume et qu'il exprime à merveille. En cette fin du règne de Louis XIV, il porte témoignage des irritations et des inquiétudes qui tourmentent les esprits qui réfléchissent, il reflète mieux qu'aucun autre livre "les sentiments qui animèrent la France en ces désastreuses années", et nous ouvre bien des perspectives sur l'"Envers du Grand Siècle" (...) Surtout, il nous permet de lier connaissance, page après page, avec la personnalité mobile et attachante de La Bruyère (2). Ainsi l'œuvre est-elle censée ouvrir à la fois sur l'individualité de l'auteur et sur "le Grand siècle". L'étude du texte littéraire vient conforter un savoir historique constitué indépendamment de lui. Ce faisant, on suppose résolu le problème essentiel : de quelle manière un texte peut-il bien "résumer", "refléter" une époque ? La philologie ne constitue cependant pas un bloc homogène. Même si ses diverses tendances relèvent d'une même configuration de savoir, elle oscille entre une définition méthodologique (ensemble de techniques auxiliaires de l'histoire qui permettent d'étudier les documents verbaux) et une définition beaucoup plus ambitieuse, qui y voit une sorte de science de la culture. Dans ce dernier cas la dimension méthodologique passe au second plan, l'essentiel étant de mettre en relation les productions culturelles et "l'esprit" des sociétés qui les ont rendues possibles. Pour les tenants de la méthode philologique le texte donné au départ est considéré comme "orphelin" : c'est un ensemble de traces matérielles auxquelles manque une date, un lieu d'apparition, une appartenance générique (s'agit-il d'un fragment de roman ? d'un récit historique ?...) pourquoi y a-t-il des contradictions entre les diverses versions ou à l'intérieur du même texte ? quelle était sa forme primitive ? quel en est l'auteur ?...Interrogations qui supposent un perpétuel va-et-vient entre le texte et son contexte historique : d'une part le texte permet de restituer des réalités perdues (que l'on songe à tous les 4 enseignements sur la civilisation mycénienne que l'on a cru pouvoir tirer des textes d'Homère), d'autre part notre connaissance de la société (obtenue à travers d'autres documents ou des fouilles archéologiques) permet d'éclairer maint opacités du texte. Une telle approche est foncièrement atomiste ; on étudie de multiples détails du texte (un mot, une formule de politesse, une erreur de graphie, un trait de psychologie d'un personnage, etc.), que l'on rapporte point par point à "l'environnement" historique. A l'opposé de ce type de démarche on évoquera la philologie de l'œuvre "organique", dont la manifestation la mieux connue est la stylistique de Léo Spitzer (1887-1960). uploads/Litterature/ maingueneau-dominique-le-contexte-de-l-x27-ol-1993.pdf
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- Publié le Mar 06, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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