MALLARMÉ ET LA DOULEUR DU MONDE André Stanguennec Armand Colin | « Littérature
MALLARMÉ ET LA DOULEUR DU MONDE André Stanguennec Armand Colin | « Littérature » 2015/3 N° 179 | pages 51 à 65 ISSN 0047-4800 ISBN 9782200929923 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-litterature-2015-3-page-51.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Le Je qui parle ici n’est plus un moi, c’est-à-dire un individu singulier, le Stéphane que l’ami a autrefois connu. Ce dernier s’est nié comme fin en soi, pour se faire le porte- parole, en tant que Je purement poétique, de l’Univers, après la perte de la croyance en Dieu, un Dieu transcendant dont on imagine qu’on avait dit à l’ enfant : « Le bon Dieu est attentif à toi, Stéphane, à tes joies et à tes peines particulières, il te protège ainsi que les êtres qui te sont chers. » Le jeune Mallarmé a perdu la foi en ce Dieu qui lui a ravi successivement sa mère, sa sœur, sa petite amie, d’une manière qu’il estime cruelle et injuste2. Adolescent, il abandonne les pratiques de la foi et rencontre le Néant de l’athéisme. L’abandon des pratiques religieuses se conclura par la négation athée de Tournon où il est jeune Professeur d’anglais (en 1865, Mallarmé a 23 ans) après la lutte triomphante contre ce « méchant plumage terrassé, heureusement, Dieu3 ». Puis, après le Néant, « le Néant auquel, écrivait-il dans une lettre antérieure, je suis arrivé sans connaître le bouddhisme4 », après cette phase négative succédant à la phase religieusement affirmative de son enfance, il rencontre le Beau, nouvelle phase affirmative. Il écrira alors, toujours au même ami Cazalis : « Après avoir trouvé le Néant, j’ai trouvé le Beau... tu ne peux t’imaginer dans quelles altitudes lucides je m’aventure5. » D’abord Dieu le père, puis sa totale négation, le Néant, enfin le Beau, négation de cette négation et réaffirmation de quelque chose de néanmoins divin, le monde. Car cette beauté est celle du monde, réaffirmé comme « divin », par cela seul qu’il est la matière dans laquelle l’homme forge ou taille la forme de ses Dieux, et par cela seul que le poète en dira les 1. Lettre de Mallarmé à Cazalis du 14 (ou 17) mai 1867, Œuvres Complètes, désormais en abrégé OC, éd. par Bertrand Maréchal, deux tomes, I, 1998 et II, 2003, Paris, Pléiade, ici, OC, I, p. 714. 2. Épreuves douloureuses finement analysées par A. Ayda, dans Le drame intérieur de Mal- larmé, Istanbul, Éditions de la Turquie moderne et Paris, J. Corti, 1955. 3. S. Mallarmé, lettre à Cazalis du 14 mai 1867, OC, I, p. 714 4. Lettre à Cazalis du 28 avril 1866, OC, I, p. 696. 5. Lettre de Mallarmé à Cazalis du 13 juillet 1866, OC, I, p. 701. rticle on line rticle on line 51 LITTÉRATURE N° 179 – SEPTEMBRE 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle - - 195.221.71.48 - 07/07/2020 06:11 - © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle - - 195.221.71.48 - 07/07/2020 06:11 - © Armand Colin OMBRES ET DOULEURS formes, apparaissantes-disparaissantes, les mouvements d’envol et de chute, de dilatation et de contraction, de nécessité et de hasard. I. Mais c’est un retour doublement douloureux au monde que ce retour à l’écriture du monde. La fatale loi de la crise athée de l’adolescent entraîne la mort du Vieux Rêve, symbolisé par un tout-puissant oiseau céleste : Quand l’ombre menaça de la fatale loi Tel vieux Rêve, désir et mal de mes vertèbres, Affligé de périr sous les plafonds funèbres, Il a ployé son aile indubitable en moi6. Il s’agit bien toujours du méchant vieux plumage terrassé qui, autrefois « indubitable » hors de moi, a replié mortellement ses ailes en moi, devenu indubitable comme mon rêve, mon illusion interne et certaine d’elle-même7. Dans une autre lettre à Cazalis, il le précisait : « Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière, mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme8. » Cette puissance de création de formes est précisément ce qui est toujours déjà présent dans la matière du monde ; c’en est le « divin ». La douleur est d’abord celle de la rupture avec la transcendance qui va engendrer une métaphore fréquente chez Mallarmé : celle de la coupure, plus précisément, de la décapitation. D’une part, comme le poète le dira dans les Noces d’Hérodiade, poème inachevé, il s’agit de la douleur du poète symbolisé par saint Jean Baptiste décapité, douleur d’une tête d’abord tournée vers la transcendance d’un Dieu – Père et que la décapitation demandée par Hérodiade à Hérode par l’intermédiaire de sa fille, la danseuse Salomé9, consiste à ramener sur la Terre, désormais le seul lieu du divin. Il y a d’abord, exprimé par la tête éprouvant la coupure, le sentiment douloureux des ténèbres du néant succédant à Dieu : « je sens comme aux vertèbres, s’éployer des ténèbres, toutes dans un frisson, à l’unisson »10 ; il y a ensuite la douleur de la tête devenue vigie et vigile des principes transcendants de l’esthétique, ces glaciers cristallins purement idéaux : « et ma tête surgie, solitaire vigie, dans les vols triomphaux, de cette faux »11 ; la tête se marie alors douloureusement avec la faux qui la tranche, l’instrument brillant au soleil de la coupure, de la froide analyse de toutes les esthétiques rationnelles, platoniciennes ou baudelairiennes ; mais ce n’est pas tout, car, après s’être élevée en direction de cet Azur, la 6. Mallarmé, in « Plusieurs Sonnets », OC, I, p. 36, poème, édition de 1883. 7. Dans son ouvrage cité, A. Ayda a particulièrement étudié les métamorphoses de l’oiseau symbolique chez le jeune Mallarmé, partant de l’image des « anges » que furent sa mère, sa sœur et sa jeune amie, passant par l’archange ravisseur à l’aile noire, et aboutissant au méchant plumage terrassé, Dieu. 8. Mallarmé, lettre à Cazalis du 28 avril 1866, OC, I, p. 696. 9. Mallarmé écrit : « j’ai laissé le nom d’Hérodiade pour bien la différencier de la Salomé je dirai moderne ou exhumée avec son fait divers archaïque – la danse etc. », OC, I, p. 147. 10. Mallarmé, Hérodiade, OC, I, p. 148. Les références complètes sont : Hérodiade, poème, OC, I, p. 17-22, Dossier d’Hérodiade, OC, I, p. 135-152, V, « Les noces d’Hérodiade », OC, I, p. 302 ; Transcriptions, notes, OC, I, p. 1077-1133. 11. Mallarmé, ibidem, p. 148 52 LITTÉRATURE N° 179 – SEPTEMBRE 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle - - 195.221.71.48 - 07/07/2020 06:11 - © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle - - 195.221.71.48 - 07/07/2020 06:11 - © Armand Colin MALLARMÉ ET LA DOULEUR DU MONDE tête retombe avec une nouvelle douleur. Il en découle le sentiment toujours douloureux d’une retombée de la tête vers la Terre et le corps du monde, mais aussi vers le corps et la bouche d’Hérodiade, alias Salomé, qui l’attend pour un baiser. Cette « rupture franche » est donc la condition négative d’une réconciliation du poète avec les corps, et, paradoxalement, avec son corps : « comme rupture franche, plutôt refoule ou tranche, les anciens désaccords avec le corps »12. Le paradoxe est ici que la tête matériellement séparée du corps avec lequel elle se séparait antérieurement en Idée, retombe, du fait de la décapitation, dans le monde bien réel des corps et d’abord de ce plateau d’argent sur lequel Hérodiade va l’embrasser : « meurs et deviens toi-même, deviens un poète du monde ». Tel est le paradoxe de ce « meurs et deviens ! » (Stirb und werde !) ainsi que l’écrivait Goethe : Tant que tu n’auras pas compris Ce « meurs et deviens », uploads/Litterature/ mallarme-et-la-douleur-du-monde.pdf
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- Publié le Mai 21, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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