Marc ANGENOT, Le réalisme de Lukàcs, in ouvrage sous la direction de CLIVE THOM
Marc ANGENOT, Le réalisme de Lukàcs, in ouvrage sous la direction de CLIVE THOMSON, Georg Lukàcs et la théorie littéraire contemporaine Marc ANGENOT « Le réalisme de Lukàcs » in ouvrage sous la direction de CLIVE THOMSON, Georg Lukàcs et la théorie littéraire contemporaine, pp. 135-164. Montréal: Association des professeurs de français des universités et collèges canadiens, 1983, 164 pp. L'éclectisme contemporain voudrait se débarrasser de Lukàcs en quelques jugements sommaires et accumule, pour ce faire, les contresens et les citations hors-contexte. Pourtant, l'œuvre de Lukàcs est là, dans la masse énorme (quantitativement et en complexité) de ses écrits et dans l'interrelation de ses travaux littéraires, philosophiques et directement politiques. C'est une première approche scolastique, à mon avis, que de tronçonner Lukàcs en un jeune Lukàcs, un Lukàcs gauchiste d'Histoire et conscience de classe, un vieux Lukàcs, et même un Spät-Lukàcs, un très vieux Lukàcs qui, pour certains, ferait retour à ses positions de jeunesse. Notons que ce démembrement est à l'œuvre ailleurs : Lukàcs même opposait un jeune Hegel et un vieux Hegel ; Althusser a son jeune Marx et son vieux Marx. Ce qu'il faut regretter d'abord, c'est le cordon de sécurité, la strategy of containment qui opère pour décourager la discussion véritable de l'œuvre entier du grand philosophe hongrois. La critique électique et libérale veut bien feindre de discuter avec Bloch, Benjamin ou Adorno, mais elle se débarrasse de Lukàcs en le taxant, ad libitum de : thermidorien, stalinien, aristotélicien, hégélien, opportuniste, réactionnaire, front-populiste, élitiste, attardé, bureaucrate, droitier, néoclassique et - dans une polémique plus moralisante - jésuite et hypocrite. Dans le camp des marxistes dogmatiques comme dans le camp bourgeois, on trouve enfin les jugements communs d'« idéalistes » et de... « critique bourgeois ». Il est vrai que Lukàcs lui-même donne souvent l'exemple de ces jugements à l'emporte-pièce et notamment, s'adressant à son œuvre de jeunesse, la qualifie sans ménagement : d'idéaliste, fichtéenne, romantique, utopiste-abstraite, kierkegaardienne, subjectiviste-révoltée, volontariste, et j'en passe. Il serait temps de sortir de ces chapelets d'épithètes malsonnantes qui, présentant le monde sous « une forme jugée », font l'économie de débats complexes [1]. On n'entamera ici qu'une discussion limitée, étant donné la complexité de l'œuvre, ses prétendus « reniements » et surtout le fait que, d'Histoire et conscience de classe à la grande Ontologie, la partie la plus importante de l'œuvre de Lukàcs n'est probablement pas - il faut le dire - celle du critique et de l'historien littéraires. Le « vieux » Lukàcs a écarté l'idée d'écrire les deux dernières parties de l’Esthétique, pour se consacrera ce qu'il appelait l'« œuvre de sa vie » et qui se développe dans l’Ontologie de l'être social [2]. Cependant, je ne sous-estimerai pas non plus la continuité de l'itinéraire de Georg Lukàcs. Dès 1918, selon Ernst Bloch, il travaillait à une esthétique dont, après bien des avatars, la maturation se poursuivra jusqu'en 1963 avec Die Eigenart der Ästhetischen. Si Bloch perçoit de façon satirique l'unité ultime de l'œuvre lukácsienne dans ce « pathos de l'ordre » qu'il lui reproche [3], il faut reconnaître aussi que le « pathos du chaos » dominant le syncrétisme contemporain est plus que susceptible d'influencer notre jugement. Ce serait un sujet à traiter que cette « haine de Lukàcs » qui occupe tout le marxisme éclectique, et dont en France Tel Quel et La Nouvelle Critique à la fin des années soixante ont donné de bien beaux exemples. Plus récemment la Sociologie du texte de Pierre Zima (1978) est, sans le dire expressément, une charge à fond de train contre l'esthétique de Lukàcs, appelant à la rescousse tant Greimas que Benveniste et opposant à Lukàcs des a priori souvent plus fragiles que les siens [4]. Lukàcs est aujourd'hui le Don Quichotte de l'esthétique, le chevalier à la triste figure des valeurs néoclassiques : c'est une comparaison qu'il comprendrait bien. Il se voyait à la fin de sa vie comme le paladin d'un système de valeurs que la société dégradée (occidentale et socialiste) rendraient implicites et abstraites : « das Nichteingehenwollen der Sinnesimmanenz in das empirischen Leben ». Les questions que Lukàcs s'est posées sont aujourd'hui de mauvais ton, fût-ce pour les reposer en termes différents des siens : la signification historique de la littérature, le problème du caractère « durable » des grandes œuvres [5], la possibilité même de fonder historiquement un jugement esthétique... Si ses thèses sont criticables, elles sont aussi fréquemment rejetées par un implicite « argument par les conséquences », conséquences ici pour la prospérité des théories anaxiologiques et relativistes dominant en Occident. C'est le seul fait que Lukàcs ait cru important d'avoir à choisir entre Balzac et Flaubert, Musil et Mann, Soljenitsyne et Severo Sarduy - plus encore que les choix et les argumentations - qui indispose l'éclectisme contemporain. Dire que l'art de Philippe Sollers est isomorphe à son désespoir politique et à son nihilisme idéologique paraît à la fois simpliste et indécent. On renvoie donc Lukàcs au socialisme du goulag, ou mieux (pour la rime) au socialisme du goulasch, et on croit avoir tout dit. Ceci pour en venir à mon sujet. Il est vain de penser pouvoir combiner la sémiotique littéraire, pour le texte, et Lukàcs, pour l'historicité (tendance perceptible chez certains socio- critiques). Il faut tout d'abord entreprendre de les critiquer l'un et l'autre, l'un par l'autre et la critique de Lukàcs porterait moins sur son refus du fétichisme de l'« écriture » que sur sa fétichisation hégélienne de l'histoire, c'est-à-dire sur son terrain véritable. Il est vrai que Lukàcs même est un homme de refus : pour quelques admirations obstinées, de Goethe à Thomas Mann, que de rejets : Joyce, Kafka, Brecht, Benn, Musil, le Blaue Reiter et l'expressionnisme, même Dostoïevsky (son grand amour de jeunesse) [6]... La question est cependant de savoir comment Lukàcs a cherché à « déterminer théoriquement » ses admirations et ses objections, sans s'arrêter seulement à décrire la genèse socio- historique d'œuvres quelles qu'elles soient. Je parlerai d'un seul concept, qui est le concept central de tout son travail littéraire depuis 1920, le concept de réalisme, le « primat esthétique » du réalisme. J'essaierai d'abord de le situer au-delà des malentendus multiples et d'« indiquer ensuite les voies d'une critique nécessaire (et partiellement entreprise) de ce concept. La définition de réalisme n'est nulle part établie en termes positifs et synthétiques dans ses écrits. Le mot de « réalisme » est généralement accompagné d'une série de termes axiologiques sans contenu et qui sont récurrents : vivant, concret, concret et dynamique, réalités concrètes, figuratif (Bildhaftig), durable, et surtout « grand » : le grand réalisme de Goethe ou de Balzac, Il serait faux de dire que Lukàcs se réfère pour définir le réalisme à un modèle universel et constant. Le texte réaliste représente ou « reflète » en un moment donné la totalité historique en devenir. Celle-ci comporte des contradictions et le lecteur est censé être mis aux prises avec celles-ci (notamment avec l'essentielle, le combat du capitalisme et du socialisme) ; le lecteur n'est pas positionné (Standort des Subjekts) en une exotopie problématique, dans un non-lieu de la conscience malheureuse, comme Lukàcs le concevait dans la Théorie du roman [7]. Le réalisme n'est pas description statique du présent, il implique la traversée des horizons temporels du passé, du présent et du futur [8], non la disconnection de ceux- ci, disconnection qui correspond à des formes de conscience limitée, romantisme dans un cas et utopisme dans l'autre. Dans le récit, le réalisme met en scène l'interaction entre le sujet fictionnel et les « possibilités concrètes » ; cette interaction toutefois (qui rapprocherait Lukàcs de Bakhtine/Medvedev, 1929) est surdéterminée par une finalité qui est l'histoire même, comme paradigme téléologique. Nous allons y revenir. Le « typique » est la forme réaliste du personnage de roman, - typique comme dépassement de l'individuel et concrétisation du général (des catégories du moment historique), comme réconciliation (Versöhnung) du subjectif et de l'objectif [9]. Les « types » comme formes d'individuation historique ne sont pas à traiter comme des entités isolables. Ils sont censés se multiplier dans le roman, « se faisant contraste et se complétant réciproquement » [10]. Dans l’Esthétique de 1963, l'idée du typique est étendue au principe même de l'art : la singularité de l'esthétique est une esthétique de la singularité, celle-ci caractérisant l'œuvre esthétique dans son essence même [11]. Le concept de réalisme est en fait déterminé par celui de totalité, il faut entendre « totalité » à deux égards : comme caractère immanent de l'œuvre, « totalité globalisante de la vie figurée » [12], mais aussi comme reflet de la totalité objective du devenir historique ; non le monde comme tel, mais l'image que l'auteur a du monde avec la totalité de ses déterminations objectives et subjectives. C'est ici que se placera la critique lukácsienne du « naturalisme », forme appauvrie de la mimesis parce que portant, de parti-pris, sur l'accumulation du détail en soi. Il faut dire maintenant — car c'est la source principale de malentendus — uploads/Litterature/ marc-angenot-le-realisme-de-lukacs-in-ouvrage-sous-la-direction-de-clive-thoms.pdf
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- Publié le Jan 04, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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