Kentron Revue pluridisciplinaire du monde antique 22 | 2006 La démesure (suite)
Kentron Revue pluridisciplinaire du monde antique 22 | 2006 La démesure (suite) Hubris et péché des origines : remarques sur le cas de Grégoire de Nazianze Jean-Marie Mathieu Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kentron/1772 ISSN : 2264-1459 Éditeur Presses universitaires de Caen Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2006 Pagination : 115-134 ISBN : 2-84133-296-0 ISSN : 0765-0590 Référence électronique Jean-Marie Mathieu, « Hubris et péché des origines : remarques sur le cas de Grégoire de Nazianze », Kentron [En ligne], 22 | 2006, mis en ligne le 21 mars 2018, consulté le 27 mars 2018. URL : http:// journals.openedition.org/kentron/1772 Kentron is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 3.0 International License. Kentron, no 22 – 2006 HUBRIS ET PÉCHÉ DES ORIGINES : REMARQUES SUR LE CAS DE GRÉGOIRE DE NAZIANZE 1 L’opinion scientifique courante de la fin de l’avant-dernier siècle et de la pre- mière moitié du siècle dernier veut qu’il y ait analogie entre la condamnation grecque de l’hubris (u{bri") et une définition chrétienne de la faute primordiale et essentielle de l’humanité comme « refus d’être créature et de garder dans l’alliance avec Dieu la place que celui-ci a assignée à la créature » 2 : dans cette perspective, on exprime le concept considéré comme commun soit par le calque hybris, soit par le terme déme- sure. J’ai consacré un premier travail à montrer que bon nombre de textes grecs classiques supportent mal, pour le mot hubris, la traduction stéréotypée de «déme- sure » 3. Voici le second volet de la critique que je présente de cette opinion tradi- tionnelle : il s’agit maintenant de montrer, par le cas de Grégoire de Nazianze, que l’interprétation du péché d’Adam, tel qu’il est raconté dans le chapitre 3 du mythe de la Genèse, comme une hybris ou une « démesure » qui consiste dans l’usurpation du divin, est loin d’être l’opinion unanime des Pères – en particulier grecs et anté- rieurs à Augustin 4. Un premier point de mon exposé est lexicologique : il concerne le vocable u{bri" et ses dérivés et composés chez Grégoire de Nazianze. Les occurrences sont nom- 1. Une première version de ce texte a fait l’objet d’une communication en décembre 2005 à Caen sous le titre « Hubris, démesure et divinisation dans la patristique grecque : le cas de Grégoire de Nazianze ». 2. L’expression est de Roger Mehl (cf. Mehl 1957, 2) – j’ai cité le passage plus longuement dans Mathieu 2004, p. 16, n. 4. 3. Mathieu 2004. 4. Je poursuis ici avec Michelle Lacore la polémique scientifique dont témoignent nos deux articles pa- rus dans Kentron 20, 2004 : cf. Lacore 2004, 47-77. Le présent travail répond en particulier au dernier paragraphe de M. Lacore, où, après avoir évoqué une citation paraphrastique de Sophonie par Ori- gène et deux emplois de Grégoire de Nazianze dans le Christos Paschôn, elle conclut son article, qui porte surtout sur les mots de la démesure autres qu’hubris, par « Ces auteurs [sc. Origène et Grégoire de Nazianze], pour qui la culture hellénique était un élément vital, n’ont pas choisi sans de bonnes raisons le terme d’hubris pour lui donner cette portée théologique » (Lacore 2004, 77) – je laisserai de côté les traducteurs septantaires des Prophètes et Origène, mais j’évoquerai les emplois cités de Gré- goire de Nazianze. Jean-Marie Mathieu 116 breuses et approchent de trois cents 5. Or, en dépit de la valorisation morale de l’or- dre et de la mesure par Grégoire de Nazianze 6 et de sa condamnation corrélative de l’excès 7, je ne puis trouver un cas où la traduction d’hubris par « démesure » s’im- pose. Et le jeu de mots d’étymologie synchronique avec uJpe;r est presque absent 8. L’emploi du terme hubris dans un texte où il est aussi question du mythe de la faute d’Adam est d’autre part très rare 9. La plus grande part des emplois des mots de la famille d’hubris s’applique, sans connotation particulière, à des actes pour lesquels les traductions françaises d’« outrage », d’« insulte », de « violence » se présentent naturellement et ont d’ailleurs été utilisées 10. Le domaine d’emploi des termes, 5. Aux occurrences d’u{bri" et de ses dérivés (uJbrivzw, u{brisma, uJbristhv", uJbristriva, uJbristikov") et composés (ejnubrivzw, ejxubrivzw, ejfubrivzw, kaqubrivzw, periubrivzw, sunubrivzw) qui, au nom- bre de deux cent quatre-vingt-trois, figurent dans la concordance de Mossay, il convient d’ajouter les deux occurrences d’u{bri" qui figurent dans les soixante vers qu’on doit ajouter au poème C I i 9 après le vers 18 – les références que j’y donnerai seront sous la forme « C I i 9 (ici numéro du vers) Attar », d’après l’édition critique qui figure dans la thèse de Jamel Attar (= Attar 2005) aux pages 192-198. Ces deux occurrences supplémentaires d’hubris sont en C I i 9, v. 21 Attar (cf. Attar 2005, 192) et v. 33 (cf. Attar 2005, 192). Le nombre total est donc de deux cent quatre-vingt-cinq. 6. Pour cette valorisation de l’ordre et de la mesure, voir par exemple Or. 32, 8, et tout le développe- ment ultérieur. 7. Pour cette condamnation de l’excès, voir par exemple la façon dont Grégoire, dans son commen- taire de Nb 20, 17 (et 21, 22, voire 22, 26 – et textes parallèles), texte qu’il lie à Proverbes 4, 27, en parlant de la voie royale vers Dieu, dont il ne faut s’écarter ni à droite, ni à gauche, insiste une fois sur la nécessité de ne pas dévier à droite, de ne pas être plus divkaio" ou sofov" qu’il ne faut : Or. 32, 6 ; on sait en effet, et Grégoire le rappelle là, que la droite est le côté du Bien, la gauche, le côté du Mal. Voir encore C I i 4, v. 86 ; etc. 8. Je trouve un seul exemple de ce jeu de mots entre u{bri" (C II ii 5, v. 85 <col. 1548>) et uJper- (ibid. v. 84). Il s’agit d’une démarche féminine, arrogante (povde" […] uJpevroplon ijovnte") et contraire à la pudeur (yeu`stai swfrosuvnh" : v. 85). En ce qui concerne l’autre étymologie, celle qui relie hu- bris à l’écrasement, je n’ai pas rencontré chez Grégoire un seul jeu de mots avec un terme en bri-. 9. Dans un contexte de description de l’expulsion hors du Paradis des protoplastes (C I i 7, v. 65), on trouve l’évocation de l’hubris de Lucifer (au vers 68), dont on peut se demander (voir le vers 66) si elle ne serait pas aussi l’hubris d’Adam. C’est là le seul texte que je puisse ajouter aux deux passages du Christos Paschôn (v. 39 et 1341) évoqués par Michelle Lacore à la fin de son article (cf. Lacore 2004, 77 et note 165). À ces trois emplois d’hubris où une référence est, ou peut être, au péché d’Adam, celui qui s’intéresse à l’hubris comme démesure théologique peut ajouter une référence à la cons- truction de la tour de Babel (C I ii 1, v. 449). Je note cependant que pour C. P. 39, il s’agit (chez Eschyle et Grégoire) de la transmission de la violence ou du péché à travers l’histoire et que, pour C. P. 1341, le terme, chez Euripide et Grégoire, se traduirait peut-être mieux par « outrage » ou « vio- lence » ; de plus, dans ce dernier cas, l’hubris pourrait être d’abord celle qui est commise sur la pre- mière mère et le premier père. 10. Ainsi Or. 4, 27 (« insulter » et « insolence » [Bernardi 1983, 123]) ; 4, 89 (« outrage » [Bernardi 1983, 225]) ; 5, 5 (« violent » [Bernardi 1983, 303]) ; 5, 18 (« insolence » et « outrage » [Bernardi 1983, 329]) ; 5, 23 (« insolence » [Bernardi 1983, 339]) ; 24, 3 (« insolence » [Mossay 1981, 45]) ; 42, 23 (« outrages », « insultes », « insultés », « insulteurs » [Bernardi 1992, 101 et 103]) ; 43, 54 (« outrage » [Bernardi 1992, 239]) ; C I ii 8, v. 207-208 (PG 37, col. 663 : vim, injuriam Clémencet-Caillau) ; etc. Hubris et péché des origines… 117 comme il est normal d’après les sujets traités par le Nazianzène, est souvent religieux, mais ceci ne doit entraîner aucune conclusion du point de vue du sens lexical du mot pour lui, qu’il s’agisse de violences intercommunautaires 11 ou individuelles ; de violences sexuelles 12 ou d’élans non contenus du ventre, du bas-ventre ou de la matière 13 ; de coups outrageants14 ou de mots; ou encore, d’une situation objective- ment outrageante15. L’outrage peut consister en de simples expressions théologique- ment erronées qui sont un refus arien ou pneumatomaque de la divinité du Verbe ou de l’Esprit 16 ; il peut consister aussi en des affirmations non spécifiquement chré- tiennes d’une philosophie de la Divinité indigne d’elle17 ; dans ces derniers cas, l’hu- bris, comme outrage fait à Dieu, fonctionne dans le domaine théologique, sans qu’il y ait par là même thématisation d’un péché et d’une démesure uploads/Litterature/ mathieu-hubris.pdf
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- Publié le Jui 18, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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