RIRE DE PLATON OU AVEC PLATON ? Panurge et les platoniciens dans le Tiers livre

RIRE DE PLATON OU AVEC PLATON ? Panurge et les platoniciens dans le Tiers livre de Rabelais Romain Menini Armand Colin | « Littératures classiques » 2011/1 N° 74 | pages 31 à 47 ISSN 0992-5279 ISBN 9782908728668 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-litteratures-classiques1-2011-1-page-31.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Mais si l’on en croit la non moins récente Histoire du pastiche de Paul Aron, nous avons affaire à un roi sans couronne ; le père de Pantagruel n’y est en effet – sauf erreur – mentionné qu’une seule fois2, ce qui, pour un souverain, convenons-en, est assez peu. L’appellation pose en tout cas plusieurs problèmes. D’abord, peut-on être roi quand on pratique le pastiche ? Ou encore : peut-on être à la fois l’« Homère bouffon » – cette heureuse expression est de Charles Nodier (Hugo dans la préface de Cromwell puis Sainte-Beuve la reprendront) – et le « roi du pastiche » ? Autant dire : tout à la fois le roi et son bouffon, ou encore un roi-bouffon ? Sous son apparence de « plaisante mocquette », comme eût écrit Rabelais, la question n’en est pas moins sérieuse : le pastiche peut-il avoir la noblesse de quelque grand genre, ou doit-il se contenter de la bouffonnerie (mineure) – et ce, même lorsqu’il s’agit de Rabelais ? D’autre part, ni Maître François ni ses contemporains ne connaissaient le terme français pastiche ; c’est à peine s’ils ont entendu l’italien pasticcio, certes déjà en usage dans les ateliers de peinture de la Renaissance3. Pourtant, il est assez vraisemblable que l’auteur du Pantagruel l’eût aimé et qu’il se fût amusé du pasticcio, « petit pâté », ainsi qu’il a joué dans le Quart livre avec le mot farce4. 1 Bibliothèque humaniste idéale. De Pétrarque à Montaigne, éd. J.-Ch. Saladin, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 358 sq. 2 P. Aron, Histoire du pastiche. Le Pastiche littéraire français, de la Renaissance à nos jours, Paris, PUF, « Les Littéraires », 2008, p. 28. 3 Ibid., p. 7. 4 Rabelais, Quart livre, LI, Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994 [éd. de référence désormais notée OC], p. 65 : « À ces © Armand Colin | Téléchargé le 28/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 37.29.252.63) © Armand Colin | Téléchargé le 28/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 37.29.252.63) Romain Menini 32 Peut-on dès lors appliquer ledit terme, comme par anticipation, à l’œuvre de Rabelais ? à certains de ses morceaux textuels ? Le texte de Rabelais digèrerait-il mieux le « petit pâté » que la farce ? Enfin, quand bien même – quitte à courir le risque haïssable de l’anachronisme – on chercherait à appliquer le terme à la Chronique rabelaisienne, on s’empâterait dans la question de savoir ce qu’est le pastiche, ce qui le différencie de la parodie, de la charge, du travestissement, etc. Ce seraient alors les catégories de Gérard Genette qui feraient à nouveau surface. Rabelais fut-il le roi (« bouffon » ?) d’un pastiche qu’il ne connaissait sans doute pas et dont nous peinons à définir les implications génériques ? – Autant demander à Panurge s’il doit se marier. On prendra néanmoins une telle question-piège pour fil conducteur. On trouve, de surcroît, dans la bible des études intertextuelles de notre temps, les Palimpsestes de Gérard Genette, que le « pastiche pur » (?) pourrait avoir été inventé, « comme tant d’autres choses », par Platon5. L’enjeu serait donc rien moins que d’étudier un cas de pastiche potentiel, prenant place dans une œuvre du souverain pasticheur (en l’occurrence le Tiers livre), où se verrait pastiché nul autre pasticheur que l’inventeur même du pastiche, premier de la race pastichante. Nous ne serions alors pas loin du contemporain Marot, qui disait « transmuer ung transmueur » alors qu’il traduisait les Métamorphoses d’Ovide6. Rabelais a sans cesse joué à réécrire Platon7. Du Pantagruel au Cinquiesme livre, qu’il soit une source « directe » ou « indirecte », Platon est l’auteur, l’autorité la plus souvent citée : plus de quarante fois en son nom. Rabelais a découvert assez tôt l’œuvre du philosophe, sans doute quand il apprenait encore le grec, dans les années 1520. Le Tiers livre, lui, paraît en 1546, c’est-à-dire plus de vingt ans après cette motz se leva Epistemon, et dist tout bellement à Panurge. Faulte de selle persée me constrainct d’icy partir. Ceste farce me a desbondé le boyau cullier ». 5 G. Genette, Palimpsestes [1982], Paris, Éd. du Seuil, « Points », 1992, p. 129 : « Du pastiche pur, comme de tant d’autres choses, l’inventeur pourrait bien être Platon – capable, comme nul peut-être ne le sera après lui jusqu’à Balzac, Dickens et Proust, d’individualiser (fût-ce à coup d’imitations littéraires) le discours de ses personnages. Voyez, entre autres, Le Banquet, où Phèdre s’exprime à la manière de Lysias, Pausanias à celle d’Isocrate, Agathon de Gorgias (plus deux vers improvisés dans son propre style poétique) et Aristophane, Alcibiade et naturellement Platon lui-même dans des styles très différents et fortement caractérisés. Et bien sûr le Phèdre, avec ce discours de Lysias dont nul depuis vingt-quatre siècles n’a pu décider s’il s’agissait d’un apocryphe ou d’une (longue) citation ». 6 Cl. Marot, Le Premier Livre de la Metamorphose d’Ovide (1534), Épître liminaire « Au tresillustre, et trechretien Roy des Françoys », Œuvres poétiques, éd. G. Defaux, Paris, Classiques Garnier, 1993, t. II, p. 406 : « Et pour ceste mesme cause, je me suis pensé entreprendre de vouloir transmuer celluy, qui les aultres transmue. Et apres j’ay contrepensé, que double louange peult venir de transmuer ung transmueur, comme d’assaillir un assailleur, de tromper ung trompeur, et mocquer ung mocqueur ». 7 Voir R. Menini, Rabelais et l’intertexte platonicien, Genève, Droz, « Études rabelaisiennes », 2009. Les pages qui suivent résument certains développements de l’ouvrage. © Armand Colin | Téléchargé le 28/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 37.29.252.63) © Armand Colin | Téléchargé le 28/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 37.29.252.63) Panurge et les platoniciens dans le Tiers livre 33 découverte. Or c’est le volet de la Chronique qui porte le plus de traces de ce qu’on pourrait appeler, entre guillemets, « platonisme ». C’est que le Tiers livre rend compte, parodiquement – il faudra expliquer l’emploi de ce terme – d’une mode lettrée, enthousiaste, qu’on peut qualifier de « platonisante » ou de « (néo-)platonicienne » et qui arrive en France avec la décennie 1540. Tout le monde ou presque, alors, se réclame de Platon ; mais personne ne connaît réellement l’œuvre du philosophe, qui commence seulement à toucher les cercles lettrés français, en traduction qui plus est. S’il fallait parler comme Panurge, telle serait l’idée : « Tout le monde crie “Platon, Platon”, mais personne ne sçayt mie qui il est8. » Dans le Tiers livre, Rabelais et Panurge font semblant de hurler avec les loups. En réalité, tous deux chantent à côté de la vogue platonisante, et, le plus souvent, – presque à chaque fois – ils s’arrangent pour chanter faux. C’est que Rabelais, lui, connaît depuis longtemps Platon ; la France, quant à elle, ses intellectuels, ses lettrés, sa cour, ne font que le découvrir. Or, en 1546, Maître François n’est plus tout jeune, quelle que soit d’ailleurs la date de naissance – encore discutée – qu’on lui attribue9 ; il semblerait même qu’il soit trop vieux pour faire l’enthousiaste. Aussi son « platonisme » amusé vient-il comme à contretemps. Rabelais et Platon, du Poitou au Tiers livre Toute la décennie 1520, frère Rabelais se trouve dans le Poitou. Jusqu’en 1525, il est au couvent franciscain de Fontenay-le-Comte, puis chez les bénédictins de Maillezais. Cette période, que nous connaissons assez mal, fut peut-être la plus proprement humaniste de la vie de Rabelais, au plein sens du terme. On sait notamment, d’après les témoignages de Tiraqueau et de Pierre de Lille, que le jeune François a traduit uploads/Litterature/ menini-rire-de-platon 1 .pdf

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