Michel Foucault, Entretien avec Roger-Pol Droit (1975) Inédit extrait d'une sér
Michel Foucault, Entretien avec Roger-Pol Droit (1975) Inédit extrait d'une série d'entretiens que Roger-Pol Droit a eus avec Michel Foucault au mois de juin 1975, quelques semaines après la publication de « Surveiller et punir ». Le Point 01/07/04 - N°1659 p.82 Roger-Pol Droit : Vous n'aimez pas qu'on vous demande qui vous êtes, vous l'avez dit souvent. Je vais quand même essayer. Souhaitez-vous qu'on vous nomme historien ? Michel Foucault : Je suis très intéressé par le travail que font les historiens, mais je veux en faire un autre. Doit-on vous appeler philosophe ? Pas non plus. Ce que je fais n'est aucunement une philosophie. Ce n'est pas non plus une science à laquelle on pourrait demander les justifications ou les démonstrations qu'on est en droit de demander à une science. Alors comment vous définiriez-vous ? Je suis un artificier. Je fabrique quelque chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction. Je ne suis pas pour la destruction, mais je suis pour qu'on puisse passer, pour qu'on puisse avancer, pour qu'on puisse faire tomber les murs. Un artificier, c'est d'abord un géologue. Il regarde les couches de terrain, les plis, les failles. Qu'est-ce qui est facile à creuser ? Qu'est-ce qui va résister ? Il observe comment les forteresses sont implantées. Il scrute les reliefs qu'on peut utiliser pour se cacher ou pour lancer un assaut. Une fois tout cela bien repéré, il reste l'expérimental, le tâtonnement. On envoie des reconnaissances, on poste des guetteurs, on se fait faire des rapports. On définit ensuite la tactique qu'on va employer. Est-ce la sape ? Le siège ? Est-ce le trou de mine, ou bien l'assaut direct ? La méthode, finalement, n'est rien d'autre que cette stratégie. « Qu'est-ce que c'est, être fou ? Qui en décide ? Depuis quand ? Au nom de quoi ? » Votre première offensive, si je puis dire, c'est, en 1961, « Histoire de la folie à l'âge classique ». Tout est singulier dans cet ouvrage : son sujet, sa méthode, son écriture, ses perspectives. Comment l'idée de cette enquête vous est-elle venue ? Au milieu des années 50, j'ai publié quelques travaux sur la psychologie et la maladie mentale. Un éditeur m'a demandé d'écrire une histoire de la psychiatrie. J'ai pensé à écrire une histoire qui n'apparaissait jamais, celle des fous eux-mêmes. Qu'est-ce que c'est, être fou ? Qui en décide ? 1 Depuis quand ? Au nom de quoi ? C'est une première réponse possible. Il y en a d'autres ? J'avais aussi fait des études de psychopathologie. Cette prétendue discipline n'apprenait pas grand-chose. Alors naissait cette question : comment si peu de savoir peut-il entraîner tant de pouvoir ? Il y avait de quoi être stupéfait. Je l'étais d'autant plus que j'ai fait des stages dans les hôpitaux, deux ans à Sainte-Anne. N'étant pas médecin, je n'avais aucun droit, mais étant étudiant et non pas malade, je pouvais me promener. Ainsi, sans jamais avoir à exercer le pouvoir lié au savoir psychiatrique, je pouvais tout de même l'observer à chaque instant. J'étais à la surface de contact entre les malades, avec lesquels je discutais sous prétexte de faire des tests psychologiques, et le corps médical, qui passait régulièrement et prenait des décisions. Cette position, qui était due au hasard, m'a fait voir cette surface de contact entre le fou et le pouvoir qui s'exerce sur lui, et j'ai essayé ensuite d'en restituer la formation historique. Il y avait donc, de votre part, une expérience personnelle de l'univers psychiatrique... Elle ne se limite pas à ces années de stage. Dans ma vie personnelle, il se trouve que je me suis senti, dès l'éveil de ma sexualité, exclu, pas vraiment rejeté, mais appartenant à la part d'ombre de la société. C'est tout de même un problème impressionnant quand on le découvre pour soi-même. Très vite, ça s'est transformé en une espèce de menace psychiatrique : si tu n'es pas comme tout le monde, c'est que tu es anormal, si tu es anormal, c'est que tu es malade. Ces trois catégories : n'être pas comme tout le monde, n'être pas normal et être malade, sont tout de même très différentes et se sont trouvées assimilées les unes aux autres. Mais je n'ai pas envie de faire mon autobiographie. Ce n'est pas intéressant. Pourquoi ? Je ne veux pas de ce qui pourrait donner l'impression de rassembler ce que j'ai fait en une espèce d'unité qui me caractériserait et me justifierait, en donnant sa place à chacun des textes. Jouons plutôt, si vous voulez, au jeu des énoncés : ils viennent comme ça, on repoussera les uns, on acceptera les autres. Je crois qu'on devrait lancer une question comme on lance une bille au flipper : elle fait tilt ou elle ne fait pas tilt, et puis on la relance, et de nouveau on voit... « Il fallait prendre des sciences à peine formées, contemporaines, [...] et tenter de comprendre quels sont leurs effets de pouvoir. » La bille ricoche donc. Ce qui vous intéressait, c'étaient déjà les relations entre savoir et pouvoir ? Je trouvais surtout paradoxal de poser le problème du fonctionnement politique du savoir à partir de sciences si hautement élaborées que les mathématiques, la physique et la biologie. On ne posait le problème du fonctionnement historique du savoir qu'à partir de ces grandes sciences nobles. Or j'avais sous les yeux, avec la psychiatrie, de légères pellicules de savoir à peine formées qui étaient absolument liées à des formes de pouvoir que l'on pouvait analyser. 2 Au fond, au lieu de poser le problème de l'histoire des mathématiques, comme l'avait fait Tran Duc Thao, ou comme le faisait Jean-Toussaint Desanti, au lieu de poser le problème de l'histoire de la physique ou de la biologie, je me disais qu'il fallait prendre des sciences à peine formées, contemporaines, avec un matériau riche, puisque précisément elles nous sont contemporaines, et tenter de comprendre quels sont leurs effets de pouvoir. C'est finalement cela que j'ai voulu faire dans « Histoire de la folie » : reprendre un problème qui était celui des marxistes, la formation d'une science à l'intérieur d'une société donnée. Pourtant, les marxistes ne posaient pas du tout, à cette époque, le problème de la folie, ou celui de l'institution psychiatrique... J'ai même compris plus tard que ces problèmes étaient jugés dangereux, à plus d'un égard, du côté des marxistes. C'était d'abord violer la grande loi de la dignité des sciences, cette hiérarchie encore positiviste, héritée d'Auguste Comte, qui place en premier les mathématiques, puis l'astronomie, etc. S'occuper de ces sciences moches, un peu visqueuses, que sont la psychiatrie ou la psychologie, ce n'était pas bien ! Surtout, en faisant l'histoire de la psychiatrie, en tentant d'analyser son fonctionnement historique dans une société, je mettais le doigt, absolument sans le savoir, sur le fonctionnement de la psychiatrie en Union soviétique. Je n'avais pas en tête le lien des partis communistes à toutes les techniques de surveillance, de contrôle social, de repérage des anomalies. C'est pourquoi, d'ailleurs, s'il y a eu beaucoup de psychiatres marxistes, dont certains étaient ouverts et intelligents, ils n'ont pas inventé l'antipsychiatrie. Ce sont des Anglais un peu mystiques qui ont fait ce travail. Les psychiatres marxistes français faisaient fonctionner la machine. Ils ont sans doute mis en question un certain nombre de choses, mais, dans l'histoire du mouvement antipsychiatrique, leur rôle est tout de même relativement limité. Vous voulez dire à cause de leur lien profond à un certain maintien de l'ordre ? Oui. Un communiste, en 1960, ne pouvait pas dire qu'un homosexuel n'est pas un malade. Il ne pouvait pas dire non plus : la psychiatrie est liée, dans tous les cas, de bout en bout, à des mécanismes de pouvoir qu'il faut critiquer. « Vers les années 1965-1968, [...] c'était dur de n'être pas marxiste. » Les marxistes ont donc réservé un mauvais accueil à ce livre... En fait, ce fut un silence total. Il n'y a pas eu un seul marxiste pour réagir à ce livre, ni en pour ni en contre. Pourtant, ce bouquin s'adressait d'abord à ces gens qui se posaient le problème du fonctionnement de la science. On peut se demander, rétrospectivement, si leur silence n'était pas lié au fait qu'en toute innocence, donc en toute bêtise, j'avais soulevé un lièvre qui les embarrassait. Il existait encore une raison plus évidente et simple au désintérêt des marxistes, c'est que je ne me 3 servais pas de Marx, explicitement et massivement, pour conduire l'analyse. Pourtant, à mon sens, l'« Histoire de la folie » est au moins aussi marxiste que bien des histoires des sciences écrites par des marxistes. Plus tard, vers les années 1965-1968, au moment où le « retour à Marx » produisait les effets non seulement théoriques, mais aussi pratiques que vous connaissez bien, c'était dur de n'être pas marxiste, c'était dur d'avoir écrit tant de pages sans qu'il y ait, à un seul endroit, la uploads/Litterature/ michel-foucault-entretien-avec-roger-pol-droit-1975.pdf
Documents similaires










-
23
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Apv 22, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1428MB