PREMIERE PARTIE Tentative de détermination de l'objet sophistique Noesis n°2 LE

PREMIERE PARTIE Tentative de détermination de l'objet sophistique Noesis n°2 LECTURES, RELECTURES ET MÉLECTURES DES SOPHISTES Marie-Pierre NOËL On ne tue pas si facilement les sophistes. Hier encore, ils appartenaient exclusivement aux histoires de la rhétorique, indignes qu'ils étaient de figurer aux côtés d'un Parménide, d'un Anaxagore et encore moins d'un Platon. Aujourd'hui, si l'on en croit, du moins, la critique moderne, qui ne manque jamais de leur consacrer un chapitre, toutes les "idées nouvelles" qui naquirent alors semblent porter la marque de ces penseurs, ce qui justifie la véritable gloire qu'ils connurent auprès de leurs contemporains 1. La "réhabilitation" des sophistes est récente. Elle s'est élaborée progressivement au cours du XIX e siècle : Hegel les introduit dans ses Leçons sur l'histoire de la philosophie 2, les considérant comme un moment de l'histoire de la pensée. G. Grote, dans sa monumentale History of Greece 3, met fin aux accusations d'immoralisme qui pèsent sur eux tout en émettant l'hypothèse que le point commun entre ces hommes serait non une convergence de doctrines, mais leur statut de professeurs itinérants ; l'idée un peu romantique qu'il puisse s'agir de penseurs originaux, de grands hommes incompris, se construit plus tardivement, au cours du XX e siècle, où ils donnent lieu à de véritables études, indépendantes des monographies consacrées à Platon, comme celles d'Eugène Dupréel, de 1. Cf. J. de Romilly, Les grands sophistes dans l'Athènes de Périclès, Paris, éd. de Fallois, 1988. 2. G.W.F. Hegel, Vorlesungen. Bd. 7. Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie. Teil 2, hrsg. von P. Garniron und W. Jaeschke, Hamburg 1989, p. 110-127. 3. London 1850, VIII, chap. LXVII, p. 479 sqq. Sur ces points, cf. G.B. Kerferd, The Sophistic Movement, Cambridge 1981, p. 4-14. 19 Noesis n°2 Marie-Pierre Noël Mario Untersteiner, de George Kerferd 4 et de bien d'autres, jusqu'à l'Effet sophistique de Barbara Cassin en 1995. L'image des sophistes comme penseurs authentiques relevant du domaine de la philosophie se trouve en quelque sorte entérinée par leur intégration dans les Fragments des Présocratiques de H. Diels, une édition parue pour la première fois en 1903, maintes fois remaniée depuis, notamment par W. Kranz, et qui sert de référence aujourd'hui à tous les travaux consacrés à ces auteurs 5. On notera cependant que cette intégration est assez tardive, même dans l'histoire de l'édition de Diels. Dans la première version, ils figurent dans un appendice, qui comprend les théologiens, cosmologues et gnomologues. Si ces derniers sont rapidement classés dans les fragments des présocratiques en 1922 (4 e éd.), il n'en est rien des sophistes. L'édition de 1934-37 (5 e éd.) est encore conçue sur le modèle suivant : - débuts (avec les fragments des cosmologies, etc.) - fragments des philosophes des VI e et V e siècles - ancienne sophistique L'hésitation de Diels à faire des sophistes des « philosophes » traduit bien la spécificité du problème qu'ils posent : leur place dans l'histoire de la philosophie semble indécidable. Plus inquiétant encore, il faut parfois la postuler pour reconstruire, sous forme de système, une pensée qui se dérobe constamment à l'analyse 6. Il y a plus : dans la présentation faite par Diels, la question ne 4. E. Dupréel, Les Sophistes, Neuchâtel 1948 ; M. Untersteiner, I sofisti, Milano 1966 2; G. B. Kerferd, The Sophistic Movement, Cambridge 1981. 5. L'édition de M. Untersteiner, I Sofisti, Testimonianze e frammenti, fasc. I-IV, Firenze 1949-62, fasc. III 2 e éd. 1962-67, reprend l'édition Diels-Kranz, avec quelques ajouts, des traductions complètes et un abondant commentaire. 6. Ainsi, E. Dupréel, qui se croit obligé d'affirmer d'emblée dans sa préface : « Nous les traiterons pour ce qu'ils furent en effet : des penseurs originaux », et qui parvient à démontrer cette affirmation au moyen de reconstitutions hardies qui ne sont que de pures hypothèses. 20 Noesis n°2 Lectures, relectures et mélectures des sophistes concerne pas des penseurs individuels, mais les membres d'un groupe identifié sous la dénomination de « sophistes », représentant ce que Diels nomme « ancienne sophistique ». Sous cette rubrique se trouvent rassemblés Protagoras, Xéniade, Gorgias, Lycophron, Prodicos, Thrasymaque, Hippias, Antiphon, Critias 7. Cette présentation ne va pas de soi : de nos jours encore, même les études consacrées aux sophistes individuels posent directement ou indirectement le problème : qu'est- ce qu'un sophiste ? quand elles ne dérivent pas vers une interrogation plus générale sur la sophistique 8. En sens inverse, les études sur la sophistique examinent toujours les "sophistes individuels", dont elles exposent les théories, en général très différentes pour ne pas dire difficilement conciliables. L'élément fédérateur est alors le terme "sophiste" qui, à lui seul, semble garantir une unité qui se dérobe. On voit que la présentation et le classement des sophistes dans l'édition de Diels sont le résultat d'un jugement et le fruit d'une reconstruction encore très polémique de l'histoire de la pensée grecque. On voit aussi que les études modernes se heurtent toujours aux mêmes questions, jamais résolues : que sont et qui sont les sophistes ? Des représentants de la "Sophistique", sorte d'anti-philosophie combattue par Platon ? Des penseurs sans lien entre eux ? Des maîtres de rhétorique ou des philosophes méconnus ? De sorte qu'un grave problème de méthode se pose : ne sommes-nous pas, en procédant ainsi, devant une aporie ? Postuler l'importance philosophique des sophistes pour pouvoir la démontrer 7. Suivis de l'Anonyme de Jamblique et des Dissoi Logoi, deux textes considérés comme "sophistiques". 8 Comme Mario Untersteiner, qui ajoute dans la seconde édition de ses Sofisti en 1966 un appendice sur les « Origines sociales de la Sophistique » qui ne se trouvait pas dans celle de 1948 ; ou G. B. Kerferd, qui étudie dans The Sophistic Movement, au chapitre 3, « The Sophists as a social Phenomenon », tout en suggérant, p. 14, « what is now wanted is a series of detailed studies of the actual evidence relating to individual sophists » (!). 21 Noesis n°2 Marie-Pierre Noël ensuite, est-ce la condamnation à laquelle, tel Sisyphe, nous serions perpétuellement exposés ? De telles difficultés, me semble-t-il, soulèvent le problème des conditions de possibilité de notre lecture des sophistes. C'est cette lecture, en effet, qui conditionne à son tour notre interprétation ; peut-être explique-t-elle aussi la forme aporétique, parfois même tautologique, de nos travaux. Plutôt que de textes, nous disposons surtout de témoignages, regroupés commodément dans l'édition de Diels. De fait, nous n'avons conservé que très peu de choses, puisque, par la tradition manuscrite, c'est-à-dire par un processus continu de copie du V e siècle avant notre ère à la Renaissance, ont été transmis deux discours de Gorgias, l'Eloge d'Hélène et la Défense de Palamède. A part les papyrus, qui nous restituent encore quelques fragments du Sur la Vérité d'Antiphon, il semble que toutes les autres œuvres aient été perdues. Il ne s'agit pas d'un phénomène isolé : des autres penseurs présocratiques, leurs prédécesseurs ou leurs contemporains, entre autres Pythagore, Parménide, Empédocle, aucune œuvre complète ne nous est parvenue. Mais, ce qui distingue les sophistes de ces penseurs, c'est aussi la très grande faiblesse de la doxographie, c'est-à-dire les résumés des doctrines et des idées, au profit de témoignages nombreux et très répétitifs montrant une activité débordante dans le domaine de la rhétorique. Il en va de même pour les citations de l'œuvre, en nombre très limité ou bien se résumant à un seul mot dans un lexique tardif 9. L'état du corpus et la nature des témoignages semblent donc en contradiction avec l'interprétation moderne des 9. Ainsi, si l'on peut tenter une comparaison entre des fragments de longueurs inégales et d'intérêts inégaux, pour 161 fragments répertoriés par H. Diels dans la section Β d'Empédocle (c'est-à-dire la section contenant les fragments ; la section A contient les témoignages sur la vie et l'œuvre), il n'y en a plus que 12 dans celle de Protagoras, 11 dans celle de Prodicos ou 21 chez Hippias. Autant dire qu'il ne nous reste presque rien d'une œuvre que l'on devine pourtant très importante. 22 Noesis n°2 Lectures, relectures et mélectures des sophistes sophistes, qui refuse de voir dans ces derniers de simples maîtres de rhétorique. On pourrait croire à une disparition rapide de l'œuvre, qui aurait facilité la promotion d'une image erronée de ces penseurs, uniquement fondée sur les attaques de Platon. Cette explication est en partie vraie. Certaines œuvres ne sont déjà plus citées après le IV e siècle 10. À cette disparition, on peut trouver plusieurs causes. La première serait une cause naturelle : une légende attestée en premier lieu par Cicéron veut que les Athéniens, mécontents du traité de Protagoras Sur les Dieux, en aient banni l'auteur par un décret, puis aient décidé de faire brûler toutes ses œuvres 1 1. Il est certainement une cause plus importante et plus crédible : l'intégration d'une partie de l'œuvre des sophistes par citations, paraphrases ou résumés, dans les œuvres de leurs successeurs. Ainsi, la théorie de la sensation de Protagoras, rapportée par Platon et discutée par lui dans son Théétète, constitue-t-elle la base uploads/Litterature/ noeel 1 .pdf

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