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LES VOYAGES INITIATIQUES IRLANDAIS Les echtrae A partir du XIe siècle ap. J.-C.

LES VOYAGES INITIATIQUES IRLANDAIS Les echtrae A partir du XIe siècle ap. J.-C., la « matière d’Irlande » a été rassemblée par les moines d’Erin dans de grandes compilations, comme par exemple le Livre de Leinster. Dans ces recueils, les récits étaient regroupés en classes thématiques : tóglasi (destructions), sluaigheadha (expéditions de vol de bétail), uatha (descentes dans des caves), catha (batailles), longasa (voyages en exil), serca (histoires d’amour), oitti (destins tragiques), fessa (banquets), forbasa (sièges), tána (pillages), aithidi (escapades d’amour), tochmarca (histoires courtoises), tógbála (conquêtes), airgne (massacres), tomadma (invasions), tocomlada (colonisations), etc. Trois de ces genres concernent le thème de la quête du Paradis : les echtrae, aventures surnaturelles, le plus souvent des descentes dans les sidhe ; les immrama, voyages initiatiques sur mer, avec leur doublet chrétien les ailichtre, pérégrinations pieuses ; et les baile, visions druidiques, desquelles dérivent les fisi, visions chrétiennes de l’autre monde1. Les eschatologies superposées de la mythologie irlandaise se retrouvent intimement liées dans ces genres ; les echtrae sont des descentes dans l’autre monde souterrain, ou parfois d’outre- mer, les immrama sont des incursions dans l’autre monde maritime, alors que les fisi sont des visions d’un autre monde spirituel et métaphysique, d’inspiration chrétienne. L’ordre énoncé plus haut suit le degré relatif de christianisation des thèmes. Les echtrae conservent habituellement la vision celtique païenne dans sa plus haute pureté. Parmi les immrama, certains se nourrissent de l’eschatologie irlandaise maritime, comme le Voyage de Bran, et d’autres sont fortement influencés par le genre chrétien de l’ailichtre (pèlerinage pieux), comme le Voyage de Saint Brendan. Enfin, les fisi (révélations) s’inspirent des baile (visions) des druides, ils ont comme point de départ la descente dans les sidhe, comme le montrent les légendes sur le purgatoire de saint Patrick, mais, contaminés par les apocalypses chrétiennes, finissent par des descriptions et systématisations dantesques, comme les visions de Tungdale ou d’Adamnán. 1 Il serait intéressant de comparer les genres thématiques utilisés par les narrateurs irlandais médiévaux avec les répertoires de motifs folkloriques établis par les ethnographes modernes. Dans le Motif-Index of Folk Literature de Stith THOMPSON, par exemple, le thème du voyage dans l’au-delà, qui nous intéresse ici, compte environ 200 entrées. 1 Presque tous les protagonistes des sagas irlandaises ont eu, à un certain moment de leur carrière héroïque, un contact avec le peuple enchanté des sidhe. Tous ont eu l’occasion, bon gré mal gré, de visiter le monde souterrain dans le cadre d’une echtra. Cu Chulainn, le champion de la Branche Rouge, du cycle d’Ulster ; les rois Conn, ses fils Art et Connla, et son neveu Cormac ; Finn, le chef de la chevalerie mythique du cycle de Tara ; d’autres héros ou anti-héros des traditions d’Erin, tous ont été exposés aux périls et aux charmes de l’autre monde. Etudier l’impact de la mythologie irlandaise sur le thème de la quête manquée réclame d’analyser la morphologie de ces trois genres épiques qui narrent un voyage initiatique et fantastique dans l’autre monde, à commencer par les echtrae. Notre analyse mythocritique va se pencher sur huit récits : La courtise d’Etain2, La maladie de Cu Chulainn et la jalousie d’Emer3, Les aventures d’Art, fils de Conn4, La séduction de Connla5, L’aventure de Cormac6, La poursuite de Gilla Dacker et son cheval7, La cave enchantée de Keshcorran8, La visite de Laeghaire, fils de Crimthann, au pays féerique de Magh meall ou des « Plaines du plaisir »9, Oisin au Pays de jeunesse10. Malgré la diversité des intrigues narratives et la richesse des figures, du décor et des objets imaginaires, en regardant au travers de ces aventures apparaissent certains invariants qui composent un scénario archétypal. En empruntant le système morphologique utilisé par V. I. Propp pour l’analyse du conte fantastique, il serait possible de cerner, par la superposition en transparence des légendes, un schéma épique du voyage initiatique dans le monde souterrain celtique. Cette démarche a été d’ailleurs esquissée par Giuseppe Gatto qui applique les catégories de Propp précisément à des récits irlandais christianisés11. Toutefois, bien que les origines chamaniques des contes fantastiques asiatiques et des contes celtiques imprègnent ces deux traditions d’une atmosphère magique et eschatologique commune, il est bon de se méfier des transpositions trop 2 The Wooing of Etain, présenté par Alfred NUTT, in Kuno MEYER (éd.), 1895, pp. 175 sqq. 3 The Wasting Sickness of Cu Chulainn and the Only Jealousy of Emer, in Cuchulain of Muirthemne. The Story of the Men of the Red Branch of Ulster, 1902. 4 The Adventures of Art son of Conn, conservé dans Le Livre de Fermoy (XVe siècle), publié en Eriu. The Journal of the School of Irish Learning, Dublin, Edited by Kuno MEYER & John STRACHAN, vol. VII, David NUTT, London, 1907. 5 Conservé dans Le Livre de Dun Cow, publié par H. D’ARBOIS DE JUBAINVILLE, 1892. 6 The Adventure of Cormac, conservé dans Le Livre jaune de Lecan et Le Livre de Ballymote (XIVe siècle) et aussi dans Le Livre de Fermoy (XVe siècle), publié par Myles DILLON, 1948. 7 The Pursuit of the Gilla Dacker and his Horse, in Old Celtic Romances. 8 The Enchanted Cave of Keshcorran, in Silva Gadelica. 9 Laeghaire mac Crimthann’s visit to the fairy realm of Magh meall or ‘The Plains of Pleasure’, in Silva Gadelica. 10 Oisin in the Land of Youth, in Tom Peete CROSS & Clark H. SLOVER, 1937. 11 Giuseppe GATTO retrouve dans une légende médiévale analysée par Arturo GRAF trois thèmes de la typologie de V. I. PROPP : la double invitation, la durée miraculeuse du temps et l’interdit transgressé. Voir « Le voyage au Paradis. La christianisation des traditions folkloriques au Moyen Age », in Annales. Économies, Sociétés. Civilisations, no. 5, sept-oct. 1979. 2 directes. Les contes populaires de souche celtique et germanique respirent un autre air que les contes classiques d’origine gréco-latine ou les contes chamanistes russes et sibériens. Les légendes irlandaises méritent donc une mythanalyse séparée qui permettrait la reconstitution spectrale de leur scénario initiatique. En approchant quelques-unes des echtrae les plus importantes, il m’est apparu possible de dégager une suite de fonctions narratives : 1. la convocation ; 2. le voyage ; 3. le combat ; 4. le mariage ; 5. le séjour dans l’autre monde ; 6. le retour. Ces six invariants épiques constituent une véritable morphologie des echtrae. La convocation. L’echtra commence par une intrigue qui met le héros en contact avec l’autre monde et lui impose la nécessité d’une expédition surnaturelle. Le héros est convoqué à visiter le royaume enchanté d’une manière qui ne lui autorise aucun refus. Que ce soit un rêve, un enchantement, une demande d’aide ou une obligation exigée par la tribu, il ne peut se dérober à cet appel, sans inconvénient pour son prestige, sa santé ou le bien-être de ses compagnons. Les protagonistes ressentent l’obligation d’entreprendre telle excursion de beaucoup de manières, allant de la libre décision à la contrainte. Selon le degré de liberté dont disposent les personnages, il est possible de définir plusieurs types d’intrigues : le rapt, l’envoûtement, l’invitation, la demande d’aide, la recherche, l’agression. La poursuite de Gilla Dacker et son cheval donne l’exemple d’un rapt. Manannan Mac Lir, le dieu de la mer, avait fait don à ses frères divins, entre autres objets merveilleux, de deux véhicules magiques : un cheval, Enbarr of the Flowing Mane, et une barque (un corracle), the Wave- sweeper12. L’étalon pouvait voyager avec une égale souplesse sur terre et sur mer et était aussi rapide que le vent du printemps, de manière qu’aucun guerrier le chevauchant n’avait jamais pu être tué. Un jour, Avarta, le roi de la Terre de promesse, vient en Erin déguisé en Gilla Dacker, un géant Fomoré paresseux, goinfre, grossier, et accompagné par Enbarr sous l’aspect d’une haridelle démesurée, squelettique et têtue. Il offre ses services à Finn, le chef des Fianna (la milice guerrière d’Irlande), qui accepte non sans réticence. L’aventure tourne vite en farce, Avarta ravissant Conan (le fanfaron de la milice) et quinze autres guerriers montés sur le dos du cheval merveilleux. Plus qu’une mauvaise plaisanterie, l’enlèvement des hommes de Finn renvoie à l’idée de rapt létal, et leur chef devra entreprendre un voyage dans l’autre monde pour les récupérer. 12 The Fate of the Children of Turenn or The Quest for the eric-fine, in Old Celtic Romances. 3 Un autre rapt fameux est celui d’Aedh, fils d’Eochaid Lethderg, fils du roi de Leinster contemporain de saint Patrick13. Pendant que le jeune prince joue avec ses amis près du sidh de Liamhain Softsmock, il attire l’attention de deux dames de l’autre monde. Il s’agit de Slad et de Mumain, filles de Bodb et petites-filles de Dagda. Elles prennent le prince par les deux mains et l’emmènent dans leur palais enchanté. Aedh est obligé d’y rester pendant trois ans, jusqu’au moment où il a la chance de s’échapper du sidh avec cinquante autres jeunes prisonniers. Il va directement chez saint Patrick qui le prend sous sa protection contre le peuple de féerie et le restitue à ses parents. Il uploads/Litterature/ 7-immrama-echtrae-fisi.pdf