3 3 Livres déchirés et jetés à terre. © Roger-Viollet Le papier ou moi, vous sa
3 3 Livres déchirés et jetés à terre. © Roger-Viollet Le papier ou moi, vous savez... (nouvelles spéculations sur un luxe des pauvres) JACQUES DERRIDA CAHIERS DE MÉDIOLOGIE : Vous avez écrit des livres à plusieurs entrées, selon plusieurs plans, ou plis, comme pour déjouer la surface du papier et la linéarité traditionnelle de l’écrit. Vous avez manifestement rêvé de faire de la page une scène (pour la voix, mais aussi le corps), d’y creuser une pro- fondeur, et assez souvent un abyme. “L’écriT, l’écrAN, l’écrIN“ écriviez- vous en une formule qui n’est pas à entendre, mais à lire : jusqu’à quel point le papier fonctionne-t-il déjà comme un multimédia ? Jusqu’à quel point vous aura-t-il suffi pour communiquer votre pensée ? JACQUES DERRIDA : A voir venir toutes ces questions sur le papier, j’ai l’impression (l’impression, quel mot, déjà) que je n’ai jamais eu d’autre sujet : au fond, le papier, le papier, le papier. On pourrait le démontrer, documents et citations à l’appui, “sur papier” : j’ai toujours écrit, et même parlé sur le papier, à la fois au sujet du papier, à même le papier et en vue du papier. Support, sujet, surface, marque, trace, gramme, inscription, pli, ce furent aussi des thèmes — auxquels me tenait la certitude tenace, depuis toujours mais de plus en plus justifiée, confirmée, que l’histoire de cette “chose”, cette chose sensible, visible, tangible donc contingente, le papier, aura été courte. Le papier est à l’évidence le “sujet” fini d’un domaine circonscrit, dans le temps et dans l’espace, d’une hégémonie qui délimite une époque dans l’histoire de la technique et dans l’histoire de l’humanité. La fin de cette hégémonie (sa fin structurelle, sinon quantita- tive, sa dégénérescence, sa tendance au retrait) s’est brusquement accélérée à une date qui coïncide, en gros, avec celle de ma “génération” : le temps d’une vie. Autre version, en somme, de La peau de chagrin. Héritier du parchemin de peau, le papier se retire, réduit, rétrécit inexorablement à mesure qu’un homme vieillit — et tout alors devient enjeu de dépense et d’épargne, de calcul, de vitesse, d’économie politique, et comme dans le roman de Balzac, de “savoir”, de “pouvoir” et de “vouloir”1. Depuis que j’ai commencé à écrire, le statut et la stabilité du papier ont été constam- ment secoués par des secousses sismiques. Les bêtes d’écriture acharnée que nous sommes ne pouvaient pas y rester sourds ou insensibles. Chaque signe sur le papier devait être pressenti comme un signe avant-coureur ; il annonçait la “perte” d’un support : la fin du “subjectile” approche. C’est aussi par là, sans doute, que ce corps de papier nous tient au corps. Car si nous tenons au papier, et pour longtemps encore, s’il nous tient au corps, et par tous les sens, et par tous les phantasmes, c’est que son économie a tou- jours été plus que celle d’un média (d’un simple moyen de communication, de la neutralité supposée d’un support), mais aussi, paradoxalement, votre question le suggère, celle d’un multimédia. Il en a toujours été ainsi, déjà, virtuellement. Multimédia, non pas, certes, dans l’acception courante et actuelle de ce mot qui, à strictement parler, suppose en général la supposi- tion, justement, d’un support électronique. Multimédia, le papier ne l’est pas davantage “en soi”, bien sûr, mais, vous avez raison de le souligner, il “fonctionne déjà”, pour nous, virtuellement, comme tel. Cela seul explique l’intérêt, l’investissement et l’économie qu’il mobilisera encore longtemps. Il n’est pas seulement le support de marques mais le support d’une “opéra- tion” complexe, spatiale et temporelle, visible, tangible et souvent sonore, active mais aussi passive (autre chose qu’une “opération”, donc, le deve- nir-opus ou l’archive du travail opératoire). Le mot “support” lui-même appellerait bien des questions, justement au sujet du papier. Il ne faut pas se fier aveuglément à tous les discours qui réduisent le papier à la fonction ou au topos d’une surface inerte disposée sous des marques, d’un substrat destiné à les soutenir, à en assurer la survie ou la subsistance. Le papier serait alors, selon ce bon sens commun, un corps-sujet ou un corps-sub- stance, une immobile et impassible surface sous-jacente aux traces qui viendraient l’affecter du dehors, superficiellement, comme des événements, des accidents, des qualités. Ce discours n’est ni vrai ni faux mais il est lourd de toutes les présuppositions qui, de façon non fortuite, se sont sédi- mentées dans l’histoire de la substance ou du sujet, du support ou de 1. On le sait, "chagrin" (mot d'origine turque) désigne déjà une peau tan- née. Mais dans le roman qui se termine d'ailleurs par une scène de papier brûlé ("débris de lettre norci par le feu"), Bal- zac joue avec insistance du mot "chagrin" (par ex. : "Le chagrin que tu m'imposerais ne serait plus un chagrin"). A même le "morceau de chagrin", le "talisman" de cette "Peau merveilleuse", on pouvait lire "des carac- tères incrustés dans le tissu cellulaire", des "lettres... empreintes ou incrustées", "imprimées sur la sur- face", des "paroles... écrites...". "Ceci, dit-il... en montrant la Peau de cha- grin, est le 3 4 pouvoir et le vouloir réunis". Plus haut : "Vou- loir nous brûle et Pou- voir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organi- sation dans un perpétuel état de calme." l’hypokeimenon — mais aussi bien des rapports entre l’âme et le corps. Ce qui arrive aujourd’hui au papier, à savoir ce que nous appréhendons au moins comme une sorte de retrait en cours, de reflux au rythme encore imprévisible, cela ne nous rappelle pas seulement que le papier a une his- toire courte mais complexe, une histoire technique ou matérielle, une his- toire symbolique de projections et d’interprétations, une histoire enchevê- trée dans l’invention du corps humain et de l’hominisation. Cela met aussi en évidence une autre nécessité : nous ne pourrons pas penser ou traiter ce retrait sans une réflexion générale et formalisée (déconstructive aussi) sur ce qu’aura signifié le trait, bien sûr, et le retrait mais d’abord l’être-sous, la soumission ou l’assujettissement de la subjectivité en général. Pour revenir maintenant au plus près de votre question, oui, le papier peut se mettre en oeuvre à la façon d’un multimédia. Du moins quand il donne à lire ou à écrire, car il y a aussi du papier d’emballage, du papier- peint, du papier à cigarette, du papier hygiénique, etc. Le papier à inscrip- tion (le papier à lettre, si vous voulez, ou le papier à icône) peut perdre cette destination ou cette dignité. Avant d’être ou cessant d’être “support d’écriture”, il se prête à tout autre usage, et nous avons là deux sources principales d’évaluations. Concurrentes, elles peuvent parfois se mêler pour se disputer le même objet : d’une part la condition d’une archive sans prix, le corps d’un exemplaire irremplaçable, une lettre ou un tableau, un événe- ment absolument unique (dont la rareté peut donner lieu à plus-value et spéculation), mais aussi le support d’impression, de ré-impression tech- nique et de reproductivité, de remplacement, de prothèse, donc aussi de marchandise industrielle, de valeur d’usage et d’échange, et finalement d’objet jetable, l’abjection du déchet. Inversion d’une hiérarchie toujours instable : le “beau papier” sous toutes ses formes peut devenir l’objet d’un rejet. La virginité de l’immaculé, du sacré, du sauf et de l’indemne, c’est aussi ce qui s’expose ou se livre à tout et à tous, les dessous et l’abaisse- ment de la prostitution. Ce “dessous” qu’est le papier sous-jacent peut déchoir en paperasse, digne de la corbeille ou de la poubelle plus que du feu. Le seul mot de “papier” suffit parfois à connoter, question de ton, une telle déchéance. Le “papier journal”, déjà suspecté quant à la qualité et à la survie de ce qu’on y écrit, nous savons d’avance qu’il peut déchoir en papier d’emballage ou en papier-cul (D’ailleurs la presse écrite peut exister dorénavant sous deux formes simultanées, sur “papier” et sur Internet, ainsi proposée, voire exposée à “interactivité”). Un engagement solennel, un pacte, une alliance signée, un serment écrit peuvent redevenir, au 3 5 Le papier ou moi, vous savez… 2. Si je me permets ici de noter que j'ai traité ces questions au titre du "sub- jectile" dans le sillage d'Antonin Artaud ("For- cener le sub- jectile" in Antonin Artaud, Por- trait et Des- sins, par Paule Théve- nin et Jacques Derrida, Gal- limard, 1986), c'est d'abord pour signaler un problème de droit qui touche, de façon signifi- cative, à l'ap- propriation du papier. Le neveu d'Ar- taud a jugé bon de pour- suivre en jus- tice les auteurs de ce livre sous pré- texte qu'il avait un droit moral sur la simple repro- duction d'œuvres gra- phiques qui 3 6 moment du parjure, des “chiffons de papier” (expression d’autant plus étrange que le papier— qui en Occident n’a pas mille ans puisqu’il nous vint de Chine et du Moyen Orient au retour des Croisades—, eut d’abord, pour matière première, du chiffon, de la chiffe, des chiffons de lin, de coton ou de chanvre). Pour dénoncer un simulacre uploads/Litterature/ nouvelles.pdf
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- Publié le Jan 04, 2023
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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