Zoe Petre, Université de Bucarest: Revenants et sauveurs. Le Ménexène de Platon
Zoe Petre, Université de Bucarest: Revenants et sauveurs. Le Ménexène de Platon et le drame attique (« Revenants and Saviours. Plato’s Menexenus and Attic Drama »). Abstract: The anachronism of the dramatic date of the Menexenus, around 387 BC, when both Aspasia, who allegedly composed the funeral oration which is the core of the dialogue, and Socrates, who presents it, were dead, is an essential feature of the text. Imagined as a message from the dead, the Menexenus may be explained in relation to the dramatic theatre of the fifth century BC, where revenants - from Aeschylus’ Darius to Aristophanes’ Aeschylus - play an important role as saviours of their people. We may confront the Menexenus with Eupolis’ Demoi, where Pericles is called from the underworld to save the city. In Plato’s dialogue, which stands against Pericles’ Funeral Oration as reported by Thucydides – Pericles is disqualified, and it is Socrates, the spiritual leader of the ideal city, who comes back to life to deliver the moral lesson which may save Athens from corruption and death. * Nous entrons - avec Platon - dans un territoire d’allusions et de sous-entendus, de tâtonnements pleins de risques, d’associations hypothétiques et de sources incertaines ou difficilement accessibles de manière directe. On nous permettra la carence et la discontinuité, dans un domaine où Platon lui-même cultive l’approximation et s’expose au ridicule. Ainsi caractérisait Andrei Plesu, dans son admirable commentaire au Cratyle1, les risques que devait assumer l’exégète de cette quête platonicienne de la paláia phoné, la langue des origines, et des noms attribués par les dieux aux êtres et aux choses. Plesu nous proposait de lire le Cratyle « comme un texte qui gravite discrètement, presque camouflé, autour du thème énigmatique de la „langue originale” » et il convoquait à l’appui de son analyse des interlocuteurs inattendus, de l’ancien traité védique d’ « étymologie », Nirukta, des spécialistes de la Thora ou bien la ishtiqâq akbar, la théorie de l’unique racine des mots, d’ Ibn Jinnî ; il voudra bien accepter aujourd’hui, en vertu d’une vieille complicité souriante, l’hommage d’amitié et d’admiration de mon texte, qui essaie - sans espérer d’atteindre la profondeur du sien - de retracer les contours d’un territoire platonicien tout aussi allusif, celui du Ménexène que Paul Friedländer qualifiait jadis de « die verwirrendste Schrift Platons »2. Ceci d’autant plus que, parmi les multiples interprétations du Cratyle, celle de Bruce Rosenstock3 en fait en quelque sorte l’opposé complémentaire du dialogue dont je veux parler aujourd’hui. Car, du moins dans la lecture du professeur d’Urbana que je viens de nommer, si le Ménexène démontrait, avec le Gorgias, la vacuité de la rhétorique, le Cratyle prouverait, en fin de compte, l’impossibilité d’un discours humain en dehors de la rhétorique. Voués, au contraire des dieux, à une communication fallacieuse et incertaine, les mortels n’auraient jamais accès à la divine langue de la vérité, mais uniquement à l’approximatif et à la parole persuasive ; ainsi, les deux dialogues se rejoindraient pour relever une même aporie fondamentale du logos humain en quête de la vérité. C’est, je crois, un point de départ des plus appropriés pour mon hommage platonisant et fraternel. * 1 A. PLESU, « Limba pãsãrilor. Insemnãri pe marginea unui dialog platonician » (« La langue des oiseaux. En marge d’un dialogue platonicien »), in id.,, Limba pasarilor, Bucarest, Humanitas, 1994, pp. 9-55. 2P. FRIEDLÄNDER, Platon, II2, Berlin, Weidemann 1957, p. 201. 3 B. ROSENSTOCK, «Fathers and Sons: Irony in the "Cratylus" » , in Arethusa 25, 1992. 3. p. 385-417 ; v. surtout D. N. SEDLEY, « The Etymologies in Plato's Cratylus », in The Journal of Hellenic Studies, 118, 1998, pp. 140-154, et id., .Plato's Cratylus, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. Le Menexène est considéré comme l’un des dialogues les moins philosophiques de Platon, car il ne met pas en scène un débat « socratique », mais son opposé – la récitation, par Socrate, d’un epitaphios logos, un discours à la mémoire des soldats athéniens tombés au champ d’honneur : une pièce d’apparat hautement rhétorique, et appartenant, de surcroît, au genre littéraire des oraisons funèbres, qui – comme la cérémonie des funérailles publiques dont ces oraisons représentent la pièce maîtresse – sont une composante essentielle du dispositif symbolique de la cité démocratique d’Athènes4. La critique décapante du politique athénien, que le Socrate des autres dialogues n’a de cesse de pratiquer, est, du moins en apparence, totalement absente du Ménexène, à tel point que, selon le témoignage de Cicéron (Orator, 44, 151), au Ier siècle av. n. è.5, l’epitaphios de Socrate était encore solennellement relu chaque année à Athènes comme éloge exemplaire de la cité et oeuvre essentielle de la paideia civique. Dès la fin du XIXe siècle pourtant, les savants se sont rendu compte qu’il s’agissait d’un jeu, et que Platon se moquait en sous-texte de cette rhétorique de l’éloge, qu’il ne mimait à la perfection que pour mieux la miner à sa base : la thèse de Th. Berndt sur le Ménexène comme parodie des discours funèbres athéniens6 a fait carrière, et aujourd’hui il n’y a pratiquement plus de partisan d’une lecture naïve de ce discours, dont quelques esprits hypercritiques ont parfois mis en doute la paternité, mais qui est généralement accepté, avec toutes ses singularités, dans le corpus des Dialogues authentiques7. Peu fréquenté par les historiens de la philosophie, qui n’y trouvent pas de vraie matière, le Ménexène a attiré surtout l’attention des historiens de la cité athénienne et de ses difficiles rapports avec Socrate et Platon8. Les dernières décennies, pourtant, avec leur intérêt accru pour la rhétorique d’un côté et pour l’intertextualité de l’autre, ont repris l’exégèse de l’ensemble des dialogues sous d’autres angles, et notamment en étudiant en détail leur composition littéraire. Cette nouvelle tendance a apporté aux études platoniciennes l’utilisation d’un instrumentaire d’analyse diversifié et croisé, un accent formel inédit autour du dialogue comme œuvre ouverte, ainsi que le refus de toute lecture dogmatique des Dialogues9. Ce « nouveau Platon » est accusé parfois 4 La démonstration décisive a été faite par Nicole LORAUX, L'invention d'Athènes : histoire de l'oraison funèbre dans la "cité classique", (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Centre de recherches historiques, LXV), Paris- La Haye-New York, Mouton, 1981. 5 Toutes les dates qui suivent appartiennent à l’ère païenne ; j’ai donc renoncé à charger le texte de la précision invariable, « av.n.è. ». 6 Th. BERNDT, De ironia Menexeni Platonici, Münster, Coppenrath, 1881 7 Une synthèse de ce débat, avec bibliographie, dans l’édition commentée de R. CLAVAUD, Le Ménexène de Platon et la rhétorique de son temps, Paris, Les Belles Lettres, 1980 ; v. aussi Ilse von LOEWENCLAU, Der platonische Menexenus (Tübinger Beitrage zur Altertumswissenschaft), Stuttgart , Teubner, 1961 ; St. TSITSIDIRIS, Platons Menexenos: Einleitung, Text und Kommentar. (Beiträge zur Altertumskunde, Bd. 107), Stuttgart - Leipzig, Teubner, 1998 ; j’ai esquissé une interprétation du Ménexène (« Menexenos sau despre capcana discursurilor identitare ») pour le volume de commentaires aux Dialogues édité par Catalin Partenie, à paraître aux éditions « Humanitas » de Bucarest. 8 Ch. H. KAHN, « Plato’s Funeral Oration. The Motive of the Menexenus », in The Classical Philology, 58 (1963), pp. 220-234 ; Nicole LORAUX, « Socrate contrepoison de l’oraison funèbre. Enjeu et signification du Ménexène », in Antiquité Classique, 43 (1974), n° 2 pp. 172-211 ; ead., Invention, cit..supra, n. 3. 9 Les références aux lectures « postmodernes » de Platon sont très nombreuses ; ne fut-ce que par esprit de contradiction, je rappelle d’abord l’article de D.L. ROOCHNIK, « Plato’s Critique of Postmodernism », in Philosophy and Literature, 11,1987, 2 pp. 282-291 ; v. aussi P. A. MILLER, Postmodern Spiritual Practices. The Construction of the Subject and the Reception of Plato in Lacan, Derrida, and Foucault (Classical memories/modern identities), Columbus, The Ohio State University Press, 2007. Parmi les contributions récentes les plus utiles pour la présente investigation je rappelle Ch. L. GRISWOLD Jr., éd. - à l’encontre de l’ancien, qui, aux dires de Diogène Laërce (3. 7), aurait jeté au feu ses œuvres poétiques - d’abandonner, au contraire, la philosophie en faveur de la littérature. Mais le regain d’intérêt pour le Ménexène, examiné surtout dans ses rapports avec la rhétorique, n’a pas trop à craindre puisqu’il s’agit d’un dialogue si peu revendiqué par les spécialistes de la philosophie10. En dépit de ces nouvelles lectures, le Ménexène reste encore assez énigmatique. Dans une étude remarquable par sa clarté, Charles H. Kahn synthétisait naguère en cinq points « l’énigme du Ménexène », c’est à dire les singularités dont l’analyse de ce texte devait rendre compte11 : pourquoi le discours récité par Socrate est-il attribué à Aspasie ; pourquoi l’ anachronisme flagrant qui fait parler en 386 deux personnages morts depuis au moins 13 ans ; pourquoi le discours présente-t-il tant de distorsions de l’histoire athénienne ; pourquoi, en premier lieu, Platon a-t-il composé un discours funèbre ; et, enfin, s’il s’agit d’un canular, pourquoi a-t-il joui d’un telle popularité pendant des siècles ? L’anachronisme de la date dramatique uploads/Litterature/ omagiu-ap.pdf
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- Publié le Mai 29, 2021
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