Communication et langages L'acte éditorial : vers une théorie du geste Brigitte

Communication et langages L'acte éditorial : vers une théorie du geste Brigitte Ouvry-Vial Résumé Longtemps occulté de la conscience des lecteurs eux-mêmes, l'acte editorial est devenu progressivement un objet d'études critiques, nouveau tant par l'intérêt pluridisciplinaire qu'il suscite que par la nécessité même de l'approche interdisciplinaire qu'il implique. Partant des travaux existants et des enjeux de ce sujet émergent, au croisement de la théorie littéraire, des sciences de la communication et de l'histoire culturelle, cet article traite des approches à l'œuvre dans l'analyse de la médiation éditoriale qui pourrait trouver dans le champ de la médiologie des éléments théoriques adaptés à la diversité à la fois historique et contextuelle de ses pratiques. Il considère en particulier la question de la réception éditoriale et propose d'englober les concepts d'écriture et A' énonciation éditoriale dans la notion plus large de geste, soit une gestualité éditoriale antérieure à la production d'une représentation signifiante. Citer ce document / Cite this document : Ouvry-Vial Brigitte. L'acte éditorial : vers une théorie du geste. In: Communication et langages, n°154, 2007. L'énonciation éditoriale en question. pp. 67-82. doi : 10.3406/colan.2007.4691 http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2007_num_154_1_4691 Document généré le 15/10/2015 67 L'acte editorial : vers une théorie du geste On assiste aujourd'hui au développement des recherches sur le livre, l'édition et la pratique éditoriale elle-même, présente ou passée, qui fait désormais l'objet d'une attention plus soutenue de la part de chercheurs de divers champs par suite du déplacement de la théorie littéraire vers des approches pragmatiques et interdisciplinaires, des objets ou réalités matérielles, par suite aussi de la création d'un nombre important de formations professionnelles aux métiers du livre en milieu universitaire. En dehors des témoignages et mémoires des gens de l'art, ou des rapports bibliothéconomiques, les travaux théoriques sont restés, jusqu'encore récemment, dominés par les concepts et démarches analytiques des disciplines ou historiques ou littéraires, de manière exclusive et au détriment d'autres méthodes ou approches disciplinaires. Par ailleurs, si le xvme et XIXe, dans les pays anglo-saxons en particulier, commencent à être bien couverts par des approches biblio- logiques ou des monographies historiques d'éditeurs1, il en va tout autrement du livre et de l'édition contemporaine en France ou dans d'autres parties du monde. Globalement, on peut dire que l'approche médiolo- gique2 de l'acte editorial au XXe et XXIe siècles - c'est-à-dire l'étude des pratiques culturelles et intellectuelles des éditeurs contemporains comme des formes symboliques qui en découlent -, n'existe pas en tant que telle : — Les éléments disponibles pour la reconstituer ne sont pas regroupés autour de revues, de groupes de recherches institués et visibles mais dispersés dans une 1. C'est le champ disciplinaire du Book History. 2. Telle que définie par Régis Debray, en particulier dans Introduction à la médiologie, PUF, 2000. BRIGITTE OUVRY-VIAL Longtemps occulté de la conscience des lecteurs eux-mêmes, l'acte editorial est devenu progressivement un objet d'études critiques, nouveau tant par l'intérêt pluridisciplinaire qu'il suscite que par la nécessité même de l'approche interdisciplinaire qu'il implique. Partant des travaux existants et des enjeux de ce sujet émergent, au croisement de la théorie littéraire, des sciences de la communication et de l'histoire culturelle, cet article traite des approches à l'œuvre dans l'analyse de la médiation éditoriale qui pourrait trouver dans le champ de la médiologie des éléments théoriques adaptés à la diversité à la fois historique et contextuelle de ses pratiques. Il considère en particulier la question de la réception éditoriale et propose d'englober les concepts d'écriture et A' énonciation éditoriale dans la notion plus large de geste, soit une gestualité éditoriale antérieure à la production d'une représentation signifiante. communication & langages - n° 154 - Décembre 2007 68 l'e;;qî:ciaîig\ editop.iue e1; questio:; diversité d'études, travaux ou documents où, d'une part, on ne songe pas forcément à aller les chercher et dont, d'autre part, ils ne constituent pas l'objectif premier en terme d'information scientifique. -La nature, les conditions concrètes et l'impact communicationnels de la médiation éditoriale, en littérature générale, au XXe et XXIe siècle, ne font pas l'objet d'une approche théorique suffisante ou proportionnelle à l'importance quantitative, sociologique et médiatique de la production éditoriale elle-même dans ce domaine, quelle que soit l'ère géographique ou linguistique considérée. — Les études sur le livre et l'édition impliquent une réflexion sur la langue et ses usages, sur les types et les situations de discours écrits, sur les techniques de rédaction que ces situations appellent et intéressent un public de recherche pluridisciplinaire (venant autant des LSH, des SIC, des études de documentation, de la bibliothéconomie) mais supposent aussi des praticiens ayant une double approche, universitaire et professionnelle, de la médiation éditoriale. - Il manque une étude d'ensemble portant sur la conception de la médiation éditoriale telle qu'elle se traduit dans le livre, à travers une conjonction pensée, délibérée, signifiante, d'éléments matériels (mise en page, format, typographie, couverture, papier...) et d'éléments textuels (notes, avertissement, remerciements, préface, achevé d'imprimer, quatrième de couverture...). Bien entendu, on doit à Gérard Genette une étape notable de cette étude d'ensemble qui, partant d'une vue d'ensemble du livre lui-même et d'une prise en compte de la diversité matérielle des éléments indicateurs de son processus de réalisation, propose dans Seuils une typologie et une définition du paratexte dans sa complexité « d'objet [...] multiforme et tentaculaire »3. Mais, comme Genette lui-même le constate en conclusion, cette vue d'ensemble synthétique, au-delà du parcours très élaboré qu'il en propose, relève d'une vue de l'esprit et « n'atteint nullement à une exhaustivité à laquelle il ne prétendait d'ailleurs pas »4. Non seulement les différents éléments paratextuels identifiés et évoqués demandent chacun à soi seul une enquête approfondie, mais encore Genette attire-t-il l'attention en conclusion - au titre des lacunes provisoires de son traité -, sur « trois pratiques dont la pertinence paratextuelle [me] paraît indéniable5 » et non des moindres, la traduction, la publication en feuilleton, l'illustration. De plus, les analyses du paratexte ou de l'épitexte editorial portent sur des cas où la responsabilité et les choix émanent d'abord de l'auteur, et supposent que le discours editorial en général, subordonné « aux nécessités du commerce »6 et aux usages établis, est essentiellement consensuel et impersonnel. Si l'étude du livre et de l'édition s'est enrichie depuis une dizaine d'années de nombreuses analyses s'attachant à des éditions d'ouvrages précis, à des monogra- 3. Gérard Genette, Seuils, Le Seuil, 1987, p. 374. 4. Ibid., p. 372. 5. Ibid. 6. Ibid., p. 318. communication & langages - n° 154 - Décembre 2007 L'acte editorial : vers une théorie du geste 69 phies d'éditeurs, aux évolutions historiques et contextuelles des métiers, arts, pratiques du livre ou de la lecture, un traité unique, synthétique et au demeurant complet du paratexte editorial paraît donc impossible. Toutefois, « l'exhortation » formulée par Genette7 souligne la nécessité et l'importance de fédérer les études du paratexte comme l'inventaire de ses formes et modalités, et en particulier à partir de l'intention, ou intentionnalité, dont ce paratexte pourrait diversement relever. Constatant en conclusion du chapitre final de Seuils que « la boucle est bouclée : partie de l'édition, notre enquête revient à l'édition. L'ultime destin du paratexte est de tôt ou tard rejoindre son texte, pour faire un livre »8, Genette suggère implicitement l'intérêt d'une réflexion sur les manières d'éditer qui sont des manières, diverses et propres à des personnes en particulier, plus qu'à une fonction générale d'édition, de lire, de dire, de restituer, accompagnée d'une description in situ, expérimentale, clinique, de l'atelier, des outils et des effets de l'acte editorial. Intentionnalité, medium On ne reviendra pas ici sur les fonctions de l'éditeur, ni sur la fonctionnalité du paratexte, pas plus qu'on ne rentrera dans un détail des intentions possibles des éditeurs, qu'elles se présentent comme proprement littéraires, confidentielles, plus largement communicationnelles ou encore exclusivement commerciales. En deçà même de ces analyses, force est de constater qu'on ignore, sur le fond, les objectifs des éditeurs vis-à-vis des textes et des lecteurs. S'agit-il d'établir les conditions d'une lecture immédiate, facile, par un lecteur ordinaire, ce qui ne suppose pas nécessairement la préparation d'un texte au rabais ? S'agit-il de provoquer une émotion esthétique ? Ne pourrait-il s'agir, avant tout, de travailler la performance9 du texte pour le rendre accessible à un lecteur compétent ? Ou de l'adapter tout simplement à un public socio-historique donné, fût-il incompétent ? Si on suppose que le respect du texte et des intentions d'auteur est la base du processus d'édition, on sait bien aussi que ce respect dépend de la perception et de l'interprétation éditoriales qui sont faites aussi bien des textes, des desseins de l'auteur que de la capacité des lecteurs à se les représenter, sans oublier le principe désormais acquis et justement démontré d'une liberté active de chaque lecture au cours de laquelle il « arrive quelque chose »10 au livre. Moins que d'intentions éditoriales spécifiques, que les études de cas décryptent, on parlera globalement d'une intentionnalité éditoriale, de nature critique", qui ne se 7. Ibid., p. 371. 8. « L'épitexte privé », ibid., p. 370. 9. Pour cette notion, on renverra à notre article « Performance du texte uploads/Litterature/ ouvry-vial-brigitte-l-x27-acte-editorial-vers-une-theorie-du-geste.pdf

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