Lucienne Deschamps Qui est Nocturnus ? In: Vita Latina, N°149, 1998. pp. 7-16.
Lucienne Deschamps Qui est Nocturnus ? In: Vita Latina, N°149, 1998. pp. 7-16. Citer ce document / Cite this document : Deschamps Lucienne. Qui est Nocturnus ? . In: Vita Latina, N°149, 1998. pp. 7-16. doi : 10.3406/vita.1998.999 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/vita_0042-7306_1998_num_149_1_999 Qui est Nocturnus ? (Plaute, Amphitryon, 272) On s'est beaucoup interrogé sur l'identité du Nocturnus auquel il est fait allusion au vers 272 de Y Amphitryon de Plaute. Rappelons-nous le passage. L'esclave Sosie, que son maître a dépêché dans la nuit pour prévenir Alcmène de leur victoire et de leur retour, s'étonne d'un phénomène dont il s'aperçoit soudain. Le temps ne paraît pas s'écouler. Les astres sont immobiles dans le ciel. Tout semble figé (vers 271-276) : Certe edepol [scio], si quicquamst aliud quod credam aut certo sciam, Credo ego hac noctu Nocturnum obdormisse ebrium, Nam neque se Septentriones quoquam in caelo commouent, Neque se Luna quoquam mutât atque uti exorta est semel, Nec Iugulae neque Vesperugo neque Vergiliae occidunt. ha statim stant signa neque nox quoquam concedit die. « Vraiment, parbleu ! S'il y a une chose sûre et certaine au monde, c'est bien, je crois, que Nocturnus cette nuit était ivre quand il s'est endormi. Les sept étoiles de la Grande Ourse ne font pas un mouvement dans le ciel ; la lune ne bouge pas d'un pouce de l'endroit où elle s'est levée ; ni Orion, ni Vesper, ni les Pléiades ne se couchent : les constellations restent sur place ; et nulle part la nuit ne fait place au jour » (1) En réalité, les spectateurs savent que c'est Jupiter qui, pour rester plus longtemps avec sa bien-aimée, a ordonné à la nuit de s'arrêter. J. Soubiran (2) a savamment étudié ce passage et a brillamment montré que la configuration du ciel était celle du début d'une soirée de printemps. Ce sont les noms des constellations citées qui lui ont permis de conclure que c'était là le moment auquel tout s'était immobilisé (3). Nocturnus, quant à lui, n'est pas un simple « astronyme ». Le contexte fait que c'est un dieu. Soit, mais quel dieu ? A. Ernout remarque : « C'est le seul en- 7 droit où cette divinité soit mentionnée. Mais saint Jérôme signale un dieu Nocturninus (2, 397 Vall.2) » (4). Un manuscrit de Jérôme, Adu. Vigilantium, fournit en effet une variante Nocturninum (5) mais, comme l'écrit L. Herrmann (6), il est clair que « S. Jérôme ne se réfère qu'à V Amphitryon qu'il cite ». En vérité, ce nom apparaît dans Les Noces de Mercure et de Philologie, de Martianus Capella à deux reprises (I, 45 et I, 60), ainsi que dans des inscriptions. Laissons de côté la tablette d'exécration carthaginoise dans laquelle la lecture Nocturnus n'est pas assurée (7), ainsi que les inscriptions où il est question des di nocturni, « les dieux de la nuit », expression qui n'a pas le même sens que Nocturnus au singulier et seul. Restent trois inscriptions mentionnant Nocturnus : CIL III, 1956 ; III, suppl. 2, 142432 et V 4287. Mais une dédicace Nocturno sacrum n'apprend pas grand' chose quant à la nature de la divinité évoquée. En outre, ces dédicaces à Nocturnus datent du bas empire, Les Noces de Mercure et de Philologie ont été composées vers 400 après J.-C. Leur Nocturnus n'est peut-être pas le même que celui qu'évoque Sosie. Nous nous bornerons donc ici à nous occuper de Plaute et à chercher qui est désigné par le vocable Nocturnus au vers 272 de son Amphitryon. Pour P. Grimai (8), il s'agit de « l'un de ces innombrables "démons" romains qui président aux différents phénomènes de la nature, de la vie, etc. Le dieu n'est pas honoré comme une divinité "officielle", ce n'est guère qu'un adjectif substantivé, une divine" commode ». C'est aussi l'interprétation qu'en donne V Oxford Latin Dictionary, qui voit « the god of night » ici et en CIL (3. 142432). Certes, on a perdu une grande partie des textes qui auraient pu nous renseigner. Mais un tel silence est tout de même étonnant. Rien dans ce qui reste de Vairon, par exemple, qui nous a pourtant conservé tant de noms de dei certi, ces divinités aux compétences limitées, parmi lesquelles un Nocturnus aurait évidemment sa place ? Il saute aux yeux que Plaute a voulu attirer l'attention sur ce mot : il le souligne par ce qui est plus qu'une allitération, par la répétition pure et simple des deux premières syllabes : noctu Nocturnum, d'autant que l'archaïsme hac noctu n'est pas sans efficacité. Pour que l'auditeur savoure mieux l'effet, au moyen d'un hiatus, dans ce septénaire trochaïque, il établit un silence après ce terme : ___ __ si Crëd(o) eig(o) hic nocltïï Nôcltûrnum I ôbdôrlmlss'ë lëbnlûTm. Et s'il ne s'agissait pas ici d'un théonyme, mais d'une épiclèse (9) ? Si l'on admet cette hypothèse, reste à déterminer quel est le dieu que cet adjectif qualifierait. « Moi je crois, déclare Sosie, que cette nuit le Nocturne s'est endormi ivre ». La phrase laisse entendre qu'il s'agit d'une divinité qui a pouvoir sur la durée de l'obscurité, qui a la capacité d'y mettre fin. Comme cette divinité est accablée par l'ébriété, elle ne surveille pas l'avancée des heures ; son sommeil risque d'être fort long, et le jour ne se lèvera pas de sitôt ! Plusieurs solutions ont été proposées. L. Preller et H. Jordan (10) ont suggéré que cette épithète recouvrait ici Lucifer, l'étoile du matin. C'est également l'opinion de Forcellini (11). De fait, dans la Thébaïde de Stace, en VI, 240, l'adjectif nocturnus est rapporté à Lucifer (12). Il s'agit de la planète Vénus que les Latins appelaient Vesper au crépuscule et Lucifer à l'aube (13). Certains développements présentent cet astre comme commandant le mouvement des autres : l'auteur de la Thébaïde les lui fait « renvoyer » {dimiserat astra). Ovide écrit qu'il apporte le jour (14). Martial, en lui donnant son appellation grecque, lui intime l'ordre : Phosphore, redde diem (Epigr., VIII, 21, 1 et 2). Pline l'Ancien déclare qu'on la considère comme un second soleil qui hâte la venue de la journée (15). R. Goossens (16) fait état d'une épigramme grecque dans laquelle un amant demande à Phosphores de retarder sa marche pour allonger la nuit (17). (Cependant, quand des amoureux sollicitent son aide, ce peut être aussi parce que c'est l'étoile de Vénus (18).) Toutefois les anciens savaient pertinemment que Vesper et Lucifer ne faisaient qu'un. Selon Pline (nat., II, 37), cela fut reconnu pour la première fois par Pythagore de Samos (d'autres auteurs avancent d'autres noms (19)). On le lit par exemple aux chapitres 6 et 7 du livre VI du De lingua Latina de Vairon (20) qui cite précisément une partie du vers 275 de notre pièce comme preuve que Vesperugo est l'appellation de cette étoile le soir (21) - en effet, dans sa réplique, Sosie évoque Vesper en utilisant la forme archaïque Vesperugo. Il serait pour le moins bizarre que l'esclave dise : « Je crois que cette étoile sous son apparence matinale s'est endormie ivre, car sous sa forme vespérale elle ne se couche pas » ! (22). R. Goossens a cru reconnaître Saturne dans le Nocturnus placé sur les lèvres de Sosie (23). Cet adjectif serait « la traduction quasi littérale de Nwroûpoç, nom peu connu de la planète Saturne. Et c'est Saturne, en effet, selon la doctrine constante des astrologues, qui représente le soleil dans le ciel nocturne. Il est le "soleil de la nuit" : aussi l'appelle-t-on quelquefois "l'étoile du soleil". Et d'après l'astronome Épigène de Byzance (presque sûrement antérieur à Plaute), c'est de Saturne que dépendent, en ordre principal, "les mouvements des corps célestes" » (24). G. Wissowa (25), quant à lui, avait pensé à Summanus (26). De ce dernier, J. Champeaux (27) a éclairé la personnalité : « On peut, écrit notre consœur, proposer du Summanus archaïque une définition plus large que celle dont la romanité classique ou tardive a conservé le souvenir. La dimension étroite de dieu fulgurant nocturne à il se réduisit par la suite n'épuise pas son personnage originel [. . .] héritier du dieu indo-européen du ciel sombre, il a pouvoir sur toute la moitié nocturne des phénomènes célestes, foudres, cours, même matinal, du soleil en équilibre conflictuel avec les forces de la nuit, crise du solstice où la lumière va régresser devant la durée montante des nuits » (28). Mais Summanus n'est pas spécialement qualifié de nocturnus dans la littérature latine. Il faudrait supposer que Plaute a voulu « traduire » son nom compris comme venant de sub mane (29), « qui précède le matin », c'est-à-dire « de la nuit ». Ce n'est évidemment pas impossible (30). Mais la plaisanterie n'est pas très comique. Elle l'est beaucoup plus dans un passage qui ressemble un peu au nôtre pour le vocabulaire, mais où le théonyme figure en toutes lettres, c'est dans le Curculio, aux vers 415-416, dans lesquels le Charançon qui se fait appeler Summanus explique les raisons de ce surnom uploads/Litterature/ deschamps-qui-est-nocturnus.pdf
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- Publié le Jul 27, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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