27 Au bout de ma troisième année de recherches, je ne savais toujours pas ce qu

27 Au bout de ma troisième année de recherches, je ne savais toujours pas ce que Furcy avait pu vivre durant la longue période qu'il avait passée à Maurice. Me rendre sur l'île sans information préalable me semblait inutile. J'avais appelé le conservateur de la bibliothèque du Centre culturel de Port-Louis en suì indiquant quelques éléments, mais il n'avait rien trouvé. C'est encore Gilbert Boucher qui vint à ma rescousse. Je suis tombé sur ce brouillon admirable, rédigé fiévreusement, pratiquement illisible. Il tentait de retracer le parcours et l'existence de Furcy å Maurice. En me concentrant, j'ai réussi à le lire dans sa presque totalité, des passages restaient indéchiffrables. Le document s'avérait précieux. J'en apprenais énormément. Et d'abord ceci : Furcy avait souvent été battu par Lory, et souvent violemment. En recherchant des témoignages, et sans doute même en parlant avec Furcy ou sa sceur, Gilbert Boucher avait pu recueillir ces informations : On abusait tellement des forces de Furcy que quand il avait fini le service de la maison après le dîner, on l'envoyait à la Rivière-des-Pluies, distante de trois lieues, pour chercher des provisions. Il était si fatigué qu'il crachait du sang. On le punissait pour des broutilles. Chez monsieur Lory, il était non seulement maître d'hôtel, mais aussi jardinier. Pour le jardin, Lory exigeait que les couleurs contrastent [illisible), et si ça ne lui plaisait pas, il faisait battre Furcy. Furcy était responsable des autres esclaves, si l'un d'entre eux était 'maladroit, on battait et le maladroit et Furcy lui-même. Il était également chargé de la surveillance des domestiques, on lui faisait payer la vaisselle cassée. Un jour, Furcy a reçu des coups de pied et des coups de poing. Le chemin qu'il avait emprunté pour aller se soigner était couvert de sang qui coulait de son nez. [illisible] Mme Lory était furieuse. Un autre jour, Mme Lory était embêtée : pour redoubler un vêtement, un couturier lui avait demandé 50 piastres. Furcy proposa de le faire et le réussit si bien que Mme Lory était si contente et si enthousiaste qu'elle donna une piastre à Furcy. Mais, très vite, elle le lui reprocha si souvent, affirmant qu'il ne le méritait pas, que l'esclave finit par remettre son piastre. Alors monsieur Lory tomba sur lui et l'accabla de coups. Dans ses lettres, Furcy ne fait jamais allusion à ces violences quotidiennes, ni à ces humiliations. 28 Pendant six ans, il a travaillé la moitié de l'année à la récolte, et l'autre moitié, on l'envoyait s'occuper des cinq grandes chaudières où l'on faisait bouillir le sucre. C'était l'activité la plus pénible, l'air y était suffocant, la chaleur insupportable, des poussières fines collaient au corps. Furcy échappa à ce régime en 1824, quand un cyclone détruisit la sucrerie. Ce n'était pas forcément mieux, durant toute cette année, il devint maçon puis charpentier pour reconstruire un bâtiment encore plus grand que celui qui avait été emporté. II retourna à la plantation jusqu'en 1828. Physiquement, c'était évidemment rude, Furcy vieillissait à vue d'oeil. Surtout, on cherchait à l'humilier en permanence, on lui rappelait son action auprès du tribunal, on lui faisait payer son audace, si bien que tous les esclaves de l'habitation et des environs connaissaient sa situation... C'était aussi pour montrer aux autres ce qui pouvait leur arriver si par malheur ils avaient le même désir de liberté que Furcy. Lui, il ne disait rien. Et jamais l'idée d'abdiquer ne lui a traversé l'esprit. De même que l'idée de fuir. Tant de patience peut impressionner, et on peut supposer que sa foi a dû l'aider. Furcy faisait souvent référence à Dieu. Bien sûr, on songe à La Case de l'oncle Tom et à ce personnage qui traverse le roman avec une Bible, affrontant une suite de malheurs et de sacrifices jusqu'à sa fin. 1828, c'est l'année où Pierre Lory-Routier dut retourner à l'île Bourbon. Cette fois, Furcy fut loué au beau-frère, Jacques Giseur-Routier. Ce dernier n'avait qu'une obsession, rentabiliser sa location ; il fallait que l'esclave rapporte, et vite. Furcy comprit que Giseur était obnubilé par les affaires, son unique sujet de conversation. L'esclave n'attendit pas deux semaines avant de lui proposer un marché. « Monsieur..., dit-il — Tu m'appelles maître, pas monsieur... - Maître... Si vous m'autorisez à travailler à Port-Louis, je pourrai vous apporter davantage d'argent. Vous le savez... » Giseur-Routier l'interrompit en levant la main. Puis, il partit, dissimulant mal son étonnement devant la proposition de Furcy. Il ne voulait pas lui répondre tout de suite, pour montrer que c'était lui qui maîtrisait les affaires, et non un esclave. Mais il connaissait les multiples talents de Furcy, Lory lui en avait parlé, et il avait lui même pu le constater rapidement. Maître d'hôtel en chef, jardinier, maçon, charpentier, couturier. Certains disaient aussi que l'esclave n'avait pas son pareil pour cuisiner, réaliser des pâtisseries et même des confiseries. Oui, à bien réfléchir, Furcy pouvait décidément lui apporter beaucoup. Giseur-Routier avait de lourdes dettes. Il lui donna son autorisation, non sans le menacer. « Je te préviens, tu paieras ton gîte et ton couvert avec tes deniers, il me semble que tu en as. J'exige que, dès le troisième mois, tu m'apportes 1 000 piastres par mois, sinon tu retournes à l'habitation », dit-il en pensant que s'il arrivait à en tirer la moitié ce serait déjà une belle affaire. En arrivant à Port-Louis, Furcy regarda les bateaux lourdement chargés et leva les yeux vers la montagne, il pensait à Bourbon. Ici, se dit-il, les rues sont plus étroites. Une ancienne certitude lui revint, enfouie depuis longtemps : il allait retrouver la liberté, il en était convaincu. On lui avait parlé de l'abbé Déroullède, il pouvait l'aider. Il n'eut pas de mal à le trouver. Le prêtre lui apporta un soutien extraordinaire, son immense générosité soulageait les âmes. Il avait mis en place un réseau d'entraide efficace. Déroullède conseilla à Furcy de se rendre chez un ami, Aimé Bougevin, un négociant : il aurait du travail pour lui et de l'influence auprès des institutions publiques, il savait comment faire. Furcy prit la plume et adressa une lettre au gouverneur de Maurice (depuis peu, on ne disait plus île de France). Il lui expliqua sa situation d'homme libre retenu illégalement en esclavage. En bas de la lettre, il laissa l'adresse d'Aimé Bougevin pour qu'on puisse lui répondre. Les services du gouverneur répondirent assez rapidement (son cas était connu), ils ne se considéraient pas compétents pour juger ce genre de litiges et lui conseillèrent de se diriger vers les tribunaux. A la vérité, ils avaient peur de se retrouver en conflit avec la famille Desbassayns et l'un de ses membres, le comte de Villèle qui était Premier ministre depuis 1821. S'il n'obtint pas la réponse qu'il attendait, sa lettre déclencha néanmoins une enquête. On s'aperçut alors que Joseph Lory n'avait pas enregistré Furcy lorsqu'il l'avait embarqué à Bourbon. Aucune trace de son nom parmi les passagers. C'était pourtant la loi, toute marchandise — et l'esclave était considéré comme telle – devait être déclarée. Lory était en infraction. En 1829, presque dix ans après qu'il avait rejoint l'île Maurice, les autorités anglaises qui administraient le territoire punirent d'une amende la famille Lory et, comme il était d'usage dans ces cas-là, ils « libérèrent » la marchandise : ils émancipèrent Furcy. Ainsi, en 1829, il est libre grâce à une loi qui fait de lui... un meuble ! C'est bien la première fois qu'une réglementation lui est favorable... Mais l'émancipation n'est pas la liberté, et Furcy, lui, veut la liberté absolue, indispensable pour se marier, avoir des enfants, se donner un nom, leur donner un nom — Pour atteindre son objectif, il doit retourner à Bourbon. Au tribunal. Après cette émancipation, Furcy se mit à son compte en tant que confiseur. Longtemps, je n'en ai pas su plus. Mais à force de chercher, on tombe sur des informations qu'on n'attendait plus. A mon grand étonnement, j'ai trouvé un article du journal L'Abolitionniste français qui mentionnait Furcy, et évoquait son long emprisonnement, puis son exil à Maurice. Le journal employait ces mots mystérieux, ces mots réjouissants : « Furcy était devenu, comme confiseur, une des notabilités de l'île. » Je me suis demandé ce qu'était une notabilité. J'ai pensé que ce devait être quelqu'un de reconnu. On y disait aussi qu'il avait fait fortune. Cela m'a fait plaisir, mais je n'en ai pas été surpris. Je commençais à connaître le personnage, sa détermination et aussi ses multiples talents. J'ai appris aussi que Furcy avait des enfants. Il l'écrit, mais n'indique pas leur nombre, pas plus que le nom de la mère : s'agissait-il de Célérine ? If tente de se marier, mais l'administration mauricienne ne peut le lui autoriser, à cause de cet acte de naissance qu'il ne peut se procurer ; il fera tout pour le retrouver. C'était la guerre des papiers. Oui, il y eut une bagarre inimaginable autour des documents administratifs. C'est à travers ces lettres que j'ai compris l'importance cruciale uploads/Litterature/ partie-2.pdf

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