7 Dossier Ottmar Ette Paysages de la théorie: Figures et configurations de l’es

7 Dossier Ottmar Ette Paysages de la théorie: Figures et configurations de l’espace et du mouvement dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé Maryse Condé: paysages de la théorie Le roman Traversée de la Mangrove1 publié en 1989, à la fin donc du court XXe siècle commencé en 1918, constitue sans conteste un grand moment littéraire dans l’œuvre de l’écrivain guadeloupéen Maryse Condé, et bien au-delà même des littératures caraïbes. L’auteur née en 1937 à Pointe-à-Pitre, avait quitté son île natale pour Paris en 1953 comme beaucoup d’habitants de l’ex-colonie française transformée en 1946 en département d’outre-mer, elle a passé de longues années dans différents pays d’Afrique et à nouveau en Europe, et est retournée en 1986 à la Guadeloupe, où elle assume régulièrement des postes d’enseignante invitée aux USA. Après une première série de romans se déroulant principalement en Afri- que et consacrés aux relations culturelles afro-antillaises, Traversée de la Man- grove fait partie d’une deuxième phase dans l’œuvre romanesque de Condé qui se concentre depuis la parution de La vie scélérate en 1987 sur l’espace antillais. L’auteur guadeloupéen passa sa thèse de littérature comparée en 1973 à la Sorbonne et peut être désignée comme une poeta docta non seulement pour cette raison ou à cause de ses nombreuses publications de critique littéraire et de théo- rie de la culture, mais aussi en raison de ses immenses connaissances littéraires. Elle utilise dans Traversée de la Mangrove, contrairement à ses romans précé- dents, un procédé de concentration spatio-temporelle considérable. Le roman est clairement structuré et se divise en trois parties „Le serein“, „La nuit“ et „Le devant- jour“, cependant la partie consacrée à la nuit se sous-divise en vingt chapitres ti- trés et représente donc en fait la partie principale. La première et la troisième par- tie présentent toutes les caractéristiques d’une exposition et d’un dénouement. La progression temporelle déjà esquissée dans cette structure comprend au niveau du contenu l’espace de temps entre le crépuscule et l’aube et au niveau quantitatif une étendue de 265 pages qui peuvent être lues en douze heures en lisant à une vitesse moyenne.2 Ainsi le roman peut être lu entre le crépuscule et l’aube. La du- rée du récit (comprise comme durée de l’action) correspond à la durée de lecture. Cette unité de temps fondée sur une double esthétique de production et de ré- ception se poursuit dans une unité de lieu. Les événements qui se déroulent à l’intérieur de cette espace de temps se situent à Rivière au Sel, un hameau de la Guadeloupe plutôt coupé du monde. On ne s’étonnera donc pas non plus que Ma- ryse Condé s’en soit aussi tenue à l’unité d’action et prenne en compte la règle 8 Dossier des trois unités (aristotéliciennes) en vigueur dans la tragédie française classique du XVIIe siècle. En tant que dramaturge, elle s’était déjà essayée avec succès à cette règle „classique“ comme le prouve sa pièce Pension Les Alizés3 représentée à Pointe-à-Pitre le 14 avril 1988 et à Fort-de-France le 26 avril 1988. Ce n’est pas pour rien que ce texte est caractérisé déjà dans son sous-titre de Pièce en cinq tableaux, et par-là même en pièce de composition classique en cinq actes, et du point de vue de la focalisation du temps de l’espace et de l’action, il représente dans une certaine mesure un prologue à Traversée de la Mangrove. L’unité d’action est réalisée par le fait que la structure de base du contenu forme – pour citer un autre écrivain (circum-)caraïbe – une sorte de „Chronique d’une mort annoncée“.4 A la différence de la Crónica de una muerte anunciada du Co- lombien Gabriel García Márquez parue en 1981, il ne s’agit pas dans Traversée de la Mangrove – comme la lectrice ou le lecteur de la première partie „Le serein“ pourrait le croire – d’une affaire de meurtre dont les circonstances précises se- raient examinées et présentées sur le mode du roman policier. Dans le roman de Condé aussi, la mort est annoncée, pas cependant par l’effet d’écho d’une procla- mation par les meurtriers eux-mêmes qui transforment les habitants d’une petite ville de province en complices, mais par un fatum qui frappe toujours mortellement et de manière mystérieuse dans la longue histoire de cette famille à laquelle appartient le personnage principal du roman, les descendants mâles à l’âge de cinquante ans. C’est pourquoi on ne peut pas analyser ni reconstruire dans tous ses détails la mort annoncée dont Francis Sancher lui-même informe les habitants du hameau et qui l’a rattrapé avant même, pour ainsi dire, que le rideau du récit se soit levé. Les raisons de la mort restent dans l’ombre et renvoient aux passages indéterminés (Unbestimmtheitsstellen)5 que Maryse Condé a, en grand nombre, insérés dans son roman et qui forment au niveau du contenu ces lacunes irréguliè- res qui laissent au lecteur des possibilités d’interprétation très différentes. Structure romanesque et structure spatiale Au début du roman, le personnage principal est déjà mort. Par conséquent Traver- sée de la Mangrove commence par une rétrospective au cours de laquelle „Made- moiselle Léocadie Timothée, institutrice en retraite depuis une vingtaine d’années“6 se souvient des circonstances dans lesquelles elle tomba à sa grande frayeur sur le cadavre de Francis Sancher lors d’une balade nocturne. Pour la pre- mière fois cet homme, qui représente le personnage central du roman, est indiqué, personnage à la fois présent et absent: Pas de doute: c’était lui La face enfouie dans la boue grasse, les vêtements souillés, il était reconnaissable à sa carrure, et à sa tignasse bouclée poivre et sel.7 9 Dossier Le visage de cet homme dont la dépouille a été exposée dans un cercueil à fenê- tre vitrée et autour de laquelle se sont rassemblés beaucoup d’habitants de Rivière au Sel pour la veillée mortuaire cinq jours plus tard – des parallèles avec la résur- rection du Christ sont ici indéniables – ce visage donc est tourné vers la terre, ne faisant déjà presque plus qu’un avec la terre, et cependant il est reconnaissable, identifiable à la forme de son corps, à la couleur de ses cheveux. Le destin an- noncé par Francis Sancher lui-même s’est accompli sur son propre corps, sa sil- houette sans visage renvoie par avance à ce passage où Vilma qui a fui son foyer et a cherché refuge chez Sancher, se souvient de leur première rencontre dans sa maison gardée par des dobermans et entourée de mystère. Francis était assis de- vant sa machine à écrire: - Tu vois, j’écris. Ne me demande pas à quoi ça sert. D’ailleurs, je ne finirai jamais ce li- vre puisque, avant d’en avoir tracé la première ligne et de savoir ce que je vais y mettre de sang, de rires, de larmes, de peur, d’espoir, enfin de tout ce qui fait qu’un livre est un livre et non pas une dissertation de raseur, la tête à demi fêlée, j’en ai déjà trouvé le titre: „Traversée de la Mangrove“ J’ai haussé les épaules. - On ne traverse pas la mangrove. On s’empale sur les racines des palétuviers. On s’enterre et on étouffe dans la boue saumâtre. - C’est ça, c’est justement ça.8 L’accomplissement du fatum n’est pas seulement relié à l’acte d’écriture par la ré- currence du lexème „boue“, mais aussi par la présence des mangroves qui don- nent aussi bien son titre au livre de Maryse Condé qu’à celui de Francis Sancher, ce dernier reliant en même temps l’acte d’écriture à la conscience de la finitude, à la certitude de la propre mort avant même d’avoir achevé d’écrire son livre. Peu importe que l’on considère le roman de Condé comme la suite ou le remplacement du projet de livre de Francis Sancher: Il s’inscrit dans une structure de dédouble- ment qui permet à l’écriture de devenir auto-réflexive par le reflet dans un autre, un alter ego masculin; et il s’inscrit aussi dans un champ sémantique à l’intérieur du- quel l’écriture, la composition d’un livre est indissociablement liée au temps, à l’espace et à l’action – à l’expérience de la finitude de l’existence dans le symbole de la mort, à l’expérience de l’espace dans les interstices de la mangrove et à l’expérience du mouvement lors de l’essai de traverser la mangrove. Mais avant de nous consacrer à d’autres aspects de cette structuration déjà donnée de ma- nière para-textuelle par le titre du roman, il est nécessaire de finir de faire ressortir dans ses grands traits la structure du roman de Condé. Car le souvenir de Léocadie Timothée par lequel le roman commence, mène à une structure dans laquelle dans vingt chapitres dix-neuf personnages du roman se souviennent du présent absent, du mort soumis à une autopsie qui ne révéla aucun indice d’un meurtre et qui est maintenant exposé; ils réfléchissent à leurs relations aussi bien avec Francis Sancher qu’avec les autres habitants du village. Le fait qu’en plus de Léocadie qui prend la parole non seulement dans la pre- mière,9 mais aussi dans la deuxième partie du roman, la jeune Mira Lameaulnes 10 uploads/Litterature/ paysages-de-la-theorie-figures-et-configurations-de-l-x27-espace-et-du-mouvement-dans-traversee-de-la-mangrove-de-maryse-conde.pdf

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