1 Université de Reims Champagne Ardenne CRIMEL (EA 3311) Axe 1 « Transmission d
1 Université de Reims Champagne Ardenne CRIMEL (EA 3311) Axe 1 « Transmission des modèles » karin.ueltschi-courchinoux@univ-reims.fr Séminaire « Grandes et Petites Mythologies » 4 octobre 2018 Séance introductive : thématique, enjeux épistémologiques, état des lieux Karin Ueltschi Le projet Si la « grande » mythologie, l’olympienne pour résumer, est depuis toujours l’enfant chéri des savants, il n’en va pas de même de la « petite » mythologie (niedere Mythologie, le terme est des Frères Grimm), volontiers « boudée » comme un « sous-genre », tout juste bonne pour les enfants et les gens sans instruction, alors qu’en réalité elle constitue une mémoire mythique et poétique aussi précieuse que la grande ; la sphère des traditions orales est un vivier inépuisable de motifs que l’on peut, la plupart du temps, relier à ceux exploités par la « grande » mythologie classique. Notre objectif principal est donc d’établir des ponts entre ces deux continents, à tort séparés par une frontière déclarée infranchissable par une manière de coutume. Il s’agira de montrer à la fois les originalités et les « coïncidences » profondes qui existent d’un continent à l’autre. En effet : Mélusine et les pédauques sont les cousines « populaires » des sirènes ; le géant ou le nain, le cheval ou le chien charrient une mémoire indo-européenne que les Grecs et les Romains ne sont pas les seuls à avoir su exploiter ; les marelles ne sont que des dédales en miniature, et Cendrillon est une créature vénérable et très antique dont on trouve des traces dans les premiers témoignages littéraires en notre langue ; c’est en particulier une cousine de la Reine Berthe, celle au(x) grand(s) pied(s), qui descend elle- même des antiques Parques Ŕ bref, le champ est vaste, inspirant, inépuisable ; toutes les spécialisations littéraires peuvent potentiellement apporter leur pierre à l’édifice. On l’aura compris : il ne s’agit pas tant de traiter de la grande ou de la petite mythologie que d’établir des relations entre les deux domaines, même si naturellement, les investigations pourront privilégier plutôt l’un ou l’autre : les sujets porteront toujours en eux la tension dialectique fondamentale, l’empreinte de notre entreprise. Ainsi, le géant mythologique « classique », cyclope ou autres, sera mis en relation avec les figures gigantesques chez Chrétien de Troyes par exemple, ou chez les frères Grimm. À l’inverse, on mettra en perspective la figure de l’homme oiseau ou du loup-garou médiéval non seulement avec les nombreuses traditions populaires, mais aussi, bien entendu, avec les attestations 2 classiques et antiques. Enfin, la dimension diachronique permettra de souligner des « fusions » ou « contaminations sympathiques » des motifs analysés. Le sujet représente une gageure à plus d’un titre. Le domaine des « traditions populaires » n'entre que très timidement dans l'université ; la dimension pluridisciplinaire pose des défis méthodologiques majeurs, enfin, la délimitation de corpus constituera une interrogation permanente. Voici quelques axes autour desquels articuler les sujets possibles : Créatures et Figures : le géant et le nain, la Lorelei, saint Nicolas, Cendrillon, Diane, le juif errant… Espace et Temps : la montagne, le fleuve, le Paradis, chute et ascension, la forêt, le pays de Cocagne… Signes et emblèmes : l’anneau, la cape, un nombre, des couleurs, trois gouttes de sang dans la neige (ou sur un mouchoir…) Motifs : épine dans la patte, le labyrinthe, la chasse sauvage, la cruentation, le mort reconnaissant, Mme Putiphar … Mythologies au pluriel : mythologie chrétienne, celtique, norroise… Approches critiques : théories, questions « génériques », écoles, véhicules… Poétiques de la recomposition : réminiscences mythiques dans les Miracles de Notre Dame, la Légende Dorée, notre propre travail sur la chasse sauvage… → Nous sommes face à un immense continent comportant de nombreux chantiers épars, la plupart du temps à peine ouverts et surtout sans lien entre eux, vivier de sujets de thèse novateurs, avec cependant à la clef une gageure méthodologique majeure qu’il faudra relever dans chaque cas particulier. I. QUESTIONS EPISTEMOLOGIQUES 1. Grande et petite mythologie La critique littéraire universitaire a l’habitude de définir ses champs d’investigation essentiellement par rapport aux héritages classiques et écrits qui lui fournissent ses repères, ses écoles, enfin une logique de filiation que l’évidence chronologique ne peut que valider. - Parentes pauvres, les traditions dites populaires, orales, voire « folkloriques » sont restées pendant bien longtemps à l’extérieur des temples du savoir et de la recherche, même si les choses ont commencé à changer. Il est par exemple significatif que les programmes de français des classes de 6e consacrent régulièrement un volet au conte, même si cet héritage Ŕ appelons-le « second » sinon secondaire, ou marginal, - est encore loin d’occuper, dans les manuels d’histoire littéraire, une place véritable. Et pourtant, c’est par le conte que l’enfant, que l’homme « entre en » littérature. C’est par le conte qu’on peut approcher plus particulièrement les enfances de nos traditions, qui se nouent au Moyen Âge, ce splendide Moyen Âge qui a osé se nourrir, en dehors de la mémoire classique et savante, d’un ailleurs diffus, brumeux et inquiétant par plus d’un aspect, enfin, certainement essentiellement oral. Il y a donc ici un discours comparatif à bâtir, une tension dialectique à exploiter plus systématiquement, un comparatisme à rebours. Voici un exemple très concret : on trouve chez Anatole Le Braz (1859-1926 ; « mémorialiste » des traditions bretonnes et professeur de lettres) l’histoire suivante : 3 Un jeune homme de Trézélan était allé conduire [ses chevaux] aux prés. Comme il s’en revenait en sifflant, dans la claire nuit, car il y avait grande lune, il entendit venir à l’encontre de lui, par le chemin, une charrette dont l’essieu mal graissé faisait : Wik ! wik ! Il ne douta pas que ce ne fût karriguel ann Ankou (la brouette de la Mort). - À la bonne heure, se dit-il, je vais donc voir enfin de mes propres yeux cette charrette dont on parle tant ! Et il escalada le fossé où il se cacha dans une touffe de noisetiers. De là il pouvait voir sans être vu. La charrette approchait. Elle était traînée par trois chevaux blancs attelés en flèche. Deux hommes l’accompagnaient, tous deux vêtus de noir et coiffés de feutres aux larges bords. L’un d’eux conduisait par la bride le cheval de tête, l’autre se tenait debout à l’avant du char. Comme le char arrivait en face de la touffe de noisetiers où se dissimulait le jeune homme, l’essieu eut un craquement sec. - Arrête ! dit l’homme de la voiture à celui qui menait les chevaux. Celui-ci cria : Ho ! et tout l’équipage fit halte. - La cheville de l’essieu vient de casser, reprit l’Ankou. Va couper de quoi en faire une neuve à la touffe de noisetiers que voici. - Je suis perdu ! pensa le jeune homme qui déplorait bien fort en ce moment son indiscrète curiosité. Il n’en fut cependant pas puni sur-le-champ. Le charretier coupa une branche, la tailla, l’introduisit dans l’essieu, et, cela fait, les chevaux se remirent en marche. Le jeune homme put rentrer chez lui sain et sauf, mais, vers le matin, une fièvre inconnue le prit, et le jour suivant, on l’enterrait. (« Le Char de la mort1») Or, 700 ans auparavant, on trouve chez un moine anglo-normand et historien, Orderic Vital (ý 1141), dans son Historia Ecclesiastica, un texte à tout point comparable. Certes, il est plus long, en latin, et certains détails comme le nombre des chevaux change, tandis que les noisetiers y sont des néfliers. Mais ce qui importe, c’est la fidélité des deux scénarios. Cependant, il est très peu probable que les paysans bretons aient lu l’histoire d’Orderic. Nous avons affaire à deux canaux de transmission distincts dont nous ne pouvons qu’admirer les stupéfiantes coïncidences ; sans doute les deux voies se sont-elles croisées régulièrement et se sont nourries mutuellement dans un commerce ou échange délicat à retracer mais effectif, nous y reviendrons. Il y a donc une prise de conscience progressive de ce que l’apport « populaire », loin d’être une « sous-production », mérite toute l’attention des érudits ; les poètes, au sens large, eux, n’ont jamais cessé de s’en inspirer. Les frères Grimm sont parmi les pionniers à affirmer haut et fort la valeur de cet héritage. Ces linguistes ou plutôt philologues, comme on disait alors, se sont mis à collectionner les traditions populaires à partir de 1806, et ont qualifié les fruits de leur recherche, les Märchen und Sagen, de « petite mythologie » (niedere Mythologie2), à la fois pour distinguer ces productions de la « grande » mythologie mais aussi pour les comparer aux mythes « savants » - les Argonautes, Icare, la prise de Troie etc. Ŕ en vue de mettre en évidence les nombreux points de recoupements. « Petite » mythologie, mais mythologie tout autant ! Il est significatif qu’ils aient donné à leur recueil le titre de Kinder- und Hausmärchen, « Contes pour les enfants et le foyer » : nous restons résolument cantonnés uploads/Litterature/ petite-et-grande-mythologie-seance-introductive-compte-rendu.pdf
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- Publié le Dec 24, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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