1 Revue Flaubert n° 6, 2006 Émilie PEZARD L’IVRESSE COMME RÊVE FRÉNÉTIQUE DANS
1 Revue Flaubert n° 6, 2006 Émilie PEZARD L’IVRESSE COMME RÊVE FRÉNÉTIQUE DANS IVRE ET MORT Quand Flaubert écrit Ivre et mort, en juin 1838, il a dix-sept ans. L’histoire est simple et horrible : deux hommes, Hugues et Rymbaud, se lancent le défi de « savoir qui des deux boir[a] le plus »1 ; à l’issue de l’orgie, Rymbaud meurt et Hugues devient fou. Malgré cette simplicité, la nouvelle est habitée par de nombreuses contradictions : le récit de cette orgie à la fin tragique est précédé d’un long prologue à tonalité philosophique qui fait l’éloge du vin ; l’ivresse elle-même, dont la dérive meurtrière donne sa tonalité morbide et violente au texte, fait également l’objet d’une description onirique d’une très grande douceur. Pourquoi faire l’éloge du vin meurtrier ? Pourquoi l’ivresse est-elle décrite comme un rêve ? Ce sont peut-être ces contradictions qui expliquent la mauvaise fortune critique de la nouvelle. Pour Claudine Gothot-Mersch, l’écriture de cette nouvelle n’a été pour Flaubert qu’un « diverti[ssement] »2 ; et le jugement de Jean Bruneau, « jamais Flaubert n’a tant laissé courir sa plume que dans [Ivre et mort] »3, ne peut guère sonner que comme une critique à l’égard d’un auteur dont on a tant admiré la volonté d’impersonnalité dans les œuvres de la maturité. Pourtant ces dissonances, qui peuvent effectivement donner à la première lecture l’impression d’une désinvolture de la part de Flaubert, nous semblent devoir être prises au sérieux : elles reflètent la complexité de la position du jeune Flaubert par rapport au rêve et à la réalité. Les « contes bachiques » Pour comprendre ces apparentes contradictions, il faut d’abord adopter sur Ivre et mort une perspective différente de celle que les critiques ont généralement adoptée. Dans le classement qu’a fait Jean Bruneau des œuvres de jeunesse de Flaubert, Ivre et mort appartient à la catégorie des « contes bachiques », aux côtés des Funérailles du docteur Mathurin. Un thème commun, le vin, peut expliquer ce rapprochement. Mais ce thème, dans les deux nouvelles, subit des traitements si différents qu’il faut, pour comprendre pleinement ces deux textes, les aborder isolément. Seul « Les Funérailles du docteur Mathurin » a été présenté par Flaubert comme un « conte bachique assez cocasse »4. Guy Sagnes a bien analysé l’influence de Rabelais sur cette nouvelle écrite huit mois après la rédaction de l’Étude sur Rabelais5. La sagesse gaie du personnage principal irradie dans toute la nouvelle, qui nous présente trois hommes vivant « inactifs, inutiles, heureux »6, « dans un oubli complet du monde »7. Dans Ivre et mort, nous ne trouvons nulle trace de cette « joie tranquille »8. Les deux personnages, Rymbaud et 1. Ivre et mort, Gustave Flaubert, Œuvres de jeunesse, éd. Claudine Gothot-Mersch et Guy Sagnes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 453. 2. Claudine Gothot-Mersch, « Introduction », dans Gustave Flaubert, Œuvres de jeunesse, éd. citée, p. LVI. 3. Jean Bruneau, Les Débuts littéraires de Gustave Flaubert (1831-1845), Armand Colin, 1962, p. 186. 4. Lettre à Ernest Chevalier du 13 septembre 1839, citée par Guy Sagnes, « Notice des Funérailles du docteur Mathurin », dans Gustave Flaubert, Œuvres de jeunesse, éd. citée, p. 1415. 5. Ibid., p. 1415-1416. 6. « Les Funérailles du docteur Mathurin », dans Gustave Flaubert, Œuvres de jeunesse, éd. citée, p. 624. 7. Id. 8. Id. 2 Hugues, incarnent sous des traits différents le même type : celui de l’ivrogne. La virulence du style est au service de la violence de l’histoire. Conte bachique, Ivre et mort ne l’est donc que dans la mesure où l’ivresse est le thème central autour duquel s’articulent le récit proprement dit et les réflexions de nature philosophique qui le précèdent ; mais la violence de la nouvelle, le prosaïsme de son histoire et l’absence d’une sagesse qui pourrait se constituer en remède à cette violence, incitent davantage à voir dans le texte un exemple du genre frénétique, comme nous y invite Pierre-Georges Castex, qui inclut cette nouvelle dans le panorama littéraire des œuvres frénétiques9. Flaubert et le romantisme frénétique Il est difficile de savoir précisément quelle lecture Flaubert avait faite des auteurs frénétiques de 1830. Aucun roman frénétique n’apparaît dans l’inventaire qui a été fait de sa bibliothèque10, ni dans la correspondance de jeunesse. Sans doute Victor Brombert, dans son essai consacré à Flaubert, écrit-il que « bien sûr, il avait lu avec intérêt Pétrus Borel et d’autres romantiques frénétiques »11, mais nous ignorons sur quels éléments Victor Brombert appuie cette affirmation. La première référence à Pétrus Borel qu’on trouve dans la correspondance, en 1853, est trop tardive pour qu’on puisse savoir si le jeune Flaubert avait déjà lu ce modèle du romantisme frénétique12. Cependant, une lettre du 2 janvier 1854 apporte une information précieuse. Flaubert écrit à Louise Colet : Je suis maintenant dans des lectures bien diverses. D’abord, je me gaudys avec Pétrus Borel, qui est Hénaurme. Je retrouve là mes vieilles phrénésies de jeunesse !13 Malgré l’ambiguïté de cette dernière phrase, le rattachement au genre frénétique est clair : que Flaubert fasse ici allusion à ses lectures de jeunesse ou qu’il évoque ses premiers écrits dont la lecture de Borel, par une parenté thématique et stylistique, lui rappelle le souvenir, la filiation de certaines œuvres de jeunesse au romantisme frénétique apparaît comme certaine. Par ailleurs, trois ans plus tard, Flaubert écrit à Sainte-Beuve un aveu qui confirme la prégnance de la littérature romantique de 1830 sur son travail d’écrivain : Je suis un vieux romantique enragé. Ne me jugez pas d’après ce roman. Je ne suis pas de la génération dont vous parlez – par le cœur du moins. Je tiens à être de la vôtre, j’entends de la bonne, celle de 1830. Tous mes amours sont là.14 Avec cette génération de « l’école du désenchantement »15, Flaubert partage le sentiment mélangé de révolte et de désespoir, dont le mode d’expression privilégié est cette ironie par laquelle le jeune écrivain se définit à plusieurs reprises dans Novembre : 9. Pierre-Georges Castex, « De Sade à Lautréamont », Horizons romantiques, José Corti, 1983, p. 22-23. 10. Yvan Leclerc dir., La Bibliothèque de Flaubert. Inventaires et critiques, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, coll. « Flaubert », 2001. 11. Victor Brombert, « Flaubert », Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1971, p. 24. 12. Lettre à Louis Bouilhet du 8 décembre 1853, Correspondance, Jean Bruneau éd., Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1980, p. 474. 13. Ibid., p. 497. 14. Lettre à Sainte-Beuve, vers 1857, B. F. Bart prés., « Lettres inédites de Flaubert à Sainte-Beuve », Revue d’histoire littéraire de la France, juillet-septembre 1964, p. 427-435. 15. Nous empruntons cette expression à Paul Bénichou, L’École du désenchantement. Sainte-Beuve, Nodier, Musset, Nerval, Gautier, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1992. 3 J’ai tellement pris l’habitude du rire et du scepticisme qu’on y trouvera, depuis le commencement jusqu’à la fin, une plaisanterie perpétuelle, et les gens qui aiment à rire pourront à la fin rire de l’auteur et d’eux- mêmes16. Jeune, j’étais vieux ; mon cœur avait des rides, et en voyant des vieillards encore vifs, pleins d’enthousiasme et de croyances, je riais amèrement sur moi-même, si jeune, si désabusé de la vie, de l’amour, de la gloire, de Dieu, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être17. J’avais l’humeur railleuse et indépendante, et ma mordante et cynique ironie n’épargnait pas plus le caprice d’un seul que le despotisme de tous [au collège]18. Or, c’est dans ce même texte que l’origine littéraire de cette ironie douloureuse, qui infuse tant de textes de jeunesse, est attribuée à la découverte du romantisme, plus précisément de Byron : Ce caractère de passion brûlante, joint à une si profonde ironie, devait agir fortement sur une nature ardente et vierge. Tous ces échos inconnus à la somptueuse dignité des littératures classiques avaient pour moi un parfum de nouveauté, un attrait qui m’attirait sans cesse vers cette poésie géante qui vous donne le vertige et nous fait tomber dans le gouffre sans fond de l’infini19. Le romantisme frénétique français, dont l’une des origines est l’œuvre de Byron, se caractérise justement par un désir d’absolu et une impossibilité de réaliser ce désir, dilemme existentiel dont la douleur s’exprime par l’ironie. C’est dans cette perspective que Jean Bruneau décrit l’attitude du jeune Flaubert face au monde, et à la littérature : La pensée de Byron, au contraire, l’a profondément influencé, ainsi que celle de ses imitateurs français. Flaubert est un parfait exemple de ce deuxième mal du siècle, si bien défini par René Jasinski dans Les Années romantiques de Théophile Gautier. Comme Charles Lassailly ou Pétrus Borel, Flaubert ne trouve de contrepartie à l’absurdité et à l’injustice du monde que dans le rire cynique de l’homme qui ne croit plus à rien, sinon que la vie est une comédie à la fois drôle et sinistre. […] Ce mélange intime du comique et du tragique, cette indignation et ces éclats uploads/Litterature/ pezard-ivresse.pdf
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- Publié le Mai 20, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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