OCTAVE MIRBEAU CRITIQUE DRAMATIQUE Le titre de ma communication est quelque peu

OCTAVE MIRBEAU CRITIQUE DRAMATIQUE Le titre de ma communication est quelque peu paradoxal, car, à l’exception de ses débuts à L’Ordre de Paris, quotidien bonapartiste où il a assuré la “Revue dramatique” pendant un an, de juin 1875 à juin 1876, Octave Mirbeau ne saurait être considéré comme un critique théâtral de plein droit : d’une part, parce que, dans tous les journaux auxquel il a collaboré pendant plus de quarante ans, il n’a plus jamais eu la charge de la rubrique théâtrale ; et, d’autre part, parce qu’il a toujours manifesté à l’encontre des critiques en général, et des critiques de théâtre en particulier, accusés de porter une grave responsabilité dans la mort du théâtre, un mépris qui lui a inspiré moultes chroniques au vitriol. Cela ne l’a pourtant pas empêché d’exercer, en matière de théâtre, comme dans le domaine des beaux-arts1, une certaine influence ; mais elle est liée à son talent de polémiste et de dialoguiste, pourfendeur de toutes les fausses gloires et héraut de tous les artistes novateurs, et pas du tout à un souci de rendre compte de toute la production courante, à l’instar d’un Sarcey, ou à une volonté de théoriser, l’esprit de système lui étant étranger. Inutile donc de chercher dans ses chroniques une doctrine achevée à laquelle il n’y aurait plus qu’à se référer pour comprendre ses coups de cœur en même temps que sa propre production dramatique. Il n’en reste pas moins que, de cet impressionnant ensemble de textes — dont une petite partie seulement a été recueillie en volume après sa mort2 —, on peut dégager quelques constantes, par-delà les inévitables infléchissements liés à la découverte de dramaturges nouveaux venus du Nord. Et ces constantes sont d’autant plus intéressantes qu’elles permettent à un écrivain non dogmatique, et de surcroît réfractaire à tout étiquetage réducteur, d’apprécier et de promouvoir des auteurs aussi différents que Becque et Maeterlinck, Tolstoï et Ibsen. Ce sont les critères de jugement de Mirbeau que je voudrais mettre en lumière. Mais pour comprendre l’accueil qu’il a réservé à ceux qui ont entrepris de dépoussiérer le vieux théâtre de Scribe et Sarcey — “son Augute Triperie”, comme il l’appelle —, il convient tout d’abord de rappeler l’image qu’il nous donne du théâtre contemporain 3. Le théâtre se meurt, le théâtre est mort Pendant trente ans, Mirbeau n’a pas cessé de crier à la mort du théâtre. Non pas, certes, pour crier misère comme les directeurs de salles, jamais satisfaits des recettes, et qui incriminent le billet de faveur, le “droit des pauvres” ou la concurrence étrangère. Mais parce qu’il juge que, depuis trente ans, on ne cesse de jouer la même pièce sur toutes les scènes de France et de Navarre. Pour lui, tout est lié, et aucune réforme n’est possible : le théâtre reflète la décadence d’une société où le succès est roi, où l’argent est le moteur de toutes choses, où tout s’achète et se vend, y compris l’art et le talent. Le résultat en est une dégradation générale des beaux-arts, de la littérature et du théâtre. Concernant la décadence de l’art dramatique, Mirbeau accuse cinq catégories de personnes d’y avoir contribué : - Les directeurs : Devenus de vulgaires industriels, et dans l’espoir de garantir des “recettes” élevées, ils proposent inlassablement au public des œuvres supposées lui plaire et dont les “recettes” ont déjà fait leurs preuves, et se refusent à prendre courageusement des risques en affichant des pièces réellement originales. Mirbeau critique déjà ce qu’on n’appelle pas encore “la dictature de l’audimat”. - Les acteurs : Ils profitent du star system pour imposer leur diktat, et Mirbeau a dénoncé leur influence désastreuse dans son article à scandale sur “Le Comédien”4. - Les auteurs : Dépourvus de fierté et de courage, ils courbent l’échine devant les industriels 1 Voir ses Combats esthétiques, 2 volumes, Séguier 1993. 2 Trente-neuf de ces chroniques ont été publiées par Alice Mirbeau, chez Flammarion, sous le titre peu engageant de Gens de théâtre (1924). 3 Je renvoie au chapitre VII de mes Combats d’Octave Mirbeau, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1995, pp. 233-246. 4 Article paru dans Le Figaro du 26 octobre 1882 et recueilli dans Combat politiques, Séguier, 1990, pp. 43-50. de la scène ou les exigences des cabots, et, devenus à leur tour des industriels, ils produisent à la chaîne les âneries qu’on leur commande (mélodrames, vaudevilles, opérettes, féeries etc). Quant aux rares qui, d’aventure, s’attaquent à des sujets un peu plus ambitieux, ils respectent prudemment toutes les conventions en vigueur, mettent en scène des marionnettes stéréotypées et recourent inlassablement aux mêmes ficelles dramatiques et aux mêmes dialogues à effets. - Les critiques dramatiques : Irréductiblement misonéistes comme Francisque Sarcey ou Hector Pessard, ils “font un métier bas et répugnant”, qui ne sert qu’“aux médiocres” et “nuit aux vrais artistes5”. Nombre d’entre eux font d’autant plus partie intégrante du système de crétinisation du public qu’ils ont le plus souvent, en tant qu’auteurs, partie liée avec les directeurs, ce qui incite notre imprécateur à proposer de “les détruire de fond en comble” . - Et enfin le public : Il est constitué essentiellement de mondains venus se montrer et admirer les toilettes des spectatrices et les chairs étalées des actrices, ou de petits-bourgeois en quête de divertissements qui ne dérangent surtout pas leur digestion et leur bonne conscience. Le peuple, lui, n’est pas convié et brille par son absence, alors que, selon Mirbeau, le théâtre devrait, comme dans la Grèce antique, lui être destiné. Dans ces conditions, et à moins d’imaginer une très improbable “complète révolution sociale”, qui entraîne “une refonte entière de nos lois et de nos mœurs”, le théâtre dont il rêve “est impossible”, comme il l’écrit avec fatalisme à Goncourt au lendemain de la première, fort chahutée, de Germinie Lacerteux, fin décembre 1888. Il faudrait en effet pour cela deux conditons majeures : - que le théâtre échappe tout à la fois à l’emprise du capital, dans le privé, et à celle des “mauvais bergers” de la politique, dans le secteur d’État ; - qu’il soit rendu au peuple pour pouvoir accomplir sa “fonction sociale” et permettre aux larges masses de bénéficier d’un “commencement d’éducation morale et littéraire6”. Il est clair que de semblables conditions ont tellement peu de chances d’être remplies avant fort longtemps qu’en attendant l’instauration d’une très improbable société libertaire, il fait ce “rêve magnifique” de la suppression pure et simple du théâtre, devenu un instrument d’abêtissement7, et incite les spectateurs un tant soit peu lucides à faire la grève des salles de spectacle8, comme il invite parallèlement les électeurs à faire la grève des urnes9 : tout se tient, les combats esthétiques sont inséparables des combats politiques. Si, malgré tout, Mirbeau va finir par investir le théâtre et même, au terme de deux longues batailles10, par s’emparer de haute lutte de cette citadelle du conservatisme dramatique qu’était la Comédie-Française, si longtemps brocardée, c’est qu’auparavant se seront produites des tentatives diversifiées, mais complémentaires, pour livrer “une guerre à mort” au “vieux théâtre” sarceyforme11 et explorer des voies nouvelles : celle d’André Antoine, caractérisée par le souci de vérité, et celle de Lugné-Poe, qui s’ouvre au théâtre scandinave. Certes, Mirbeau n’est pas acritique : Antoine lui paraît parfois bien étroitement naturaliste12, et certaines recherches symbolistes sont de nature à susciter de sa part les mêmes sarcasmes que les peintres préraphaélites. Mais du moins les metteurs en scène novateurs ont-ils le grand mérite de secouer la routine imbécile et de révéler des auteurs étrangers qui ouvrent des horizons nouveaux : le Flamand Maurice Maeterlinck, que Mirbeau a lancé par un article retentissant du Figaro, le 24 août 1890, et les Norvégiens Henrik Ibsen et Bjoernstjerne Bjørnson. Cela leur vaut de rejoindre Henry Becque dans le panthéon mirbellien des dramaturges modernes. Quels sont les critères de Mirbeau quand il défend ces auteurs dramatiques contre “les 5 “L’Idée de M. Henry Becque”, L’Écho de Paris, 22 décembre 1890. 6 “Le Théâtre Populaire”, Le Journal, 9 février 1902.. 7 Dans “Rêverie”, Le Figaro, 21 octobre 1889. 8 “Que chacun reste chez soi”, écrit-il dans “La Presse et le théâtre”, La France, 4 avril 1885. 9 Voir “La Grève des électeurs”, Le Figaro, 28 novembre 1888 (recueilli dans les Combats politiques de Mirbeau, Séguier, 1990, pp. 109-114). 10 La bataille pour Les Affaires sont les affaires, de 1901 à 1903, et la bataille pour Le Foyer, de 1906 à 1909. Voir la biographie d’Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, par P. Michel et J.-F. Nivet, Séguier, 1990, chapitres XVIII, XIX et XX. 11 “Chemin de croix”, Le Journal, 21 janvier 1900. 12 C’est ainsi qu’Antoine n’a rien compris à L’Épidémie et a massacré la farce de Mirbeau. pintades” de la critique, habituées à saluer respectueusement “les bouses de vaches” et “les crottes de lapins”, mais effrayées par les bracelets d’or qui échappent à leur compréhension13?... Pour un théâtre vivant Il semble que, de l’ensemble des articles critiques de Mirbeau, on puisse dégager cinq critères principaux. 1. Tout d’abord uploads/Litterature/ pierre-michel-octave-mirbeau-critique-dramatique.pdf

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