LE DIABLE EST DANS LES DÉTAILS La collection Le 1 en livre est dirigée par Éric

LE DIABLE EST DANS LES DÉTAILS La collection Le 1 en livre est dirigée par Éric Fottorino L’intégralité de ces textes a été publiée par Le 1. www.le1hebdo.fr © Le 1/ Éditions de l’Aube, 2017 www.editionsdelaube.com ISBN 978-2-8159-2144-2 Leïla Slimani Le diable est dans les détails éditions de l’aube C Avant-propos La voix des écrivains haque semaine depuis son lancement en avril 2014, notre hebdomadaire Le 1 fait entendre la voix singulière d’un écrivain pour donner le « la » du thème unique traité par la rédaction. Que nous abordions une question politique ou sociale, un thème français ou international, c’est la littérature que ce journal met en avant pour colorer l’époque, lui donner son sens, sa profondeur, son esthétique comme ses cris de révolte. Après quelque 130 numéros parus, nous avons décidé avec l’éditeur Jean Viard de prolonger dans le temps ce dialogue des écrivains avec le réel. Quoi de mieux qu’un livre pour poursuivre le combat des idées et des mots, pour conforter cette intuition que les grands textes d’écrivains sont toujours d’actualité. Lancé sous les auspices de J. M. G. Le Clézio qui nous offrit dès notre premier numéro une vision inspirée autant que critique de notre pays, sous le titre La France fait-elle encore rêver ?, Le 1 a creusé son sillon de journal d’écrivains et de poètes qui viennent apporter leurs visions propres à côté des analyses de chercheurs issus de toutes les disciplines des sciences humaines et parfois des sciences exactes : Cédric Villani et ses collègues astrophysiciens de l’institut Poincaré ont aussi colonne ouverte au 1 ! Pour inaugurer cette nouvelle collection, nous avons décidé de rassembler les textes écrits par Leïla Slimani pour notre journal dès octobre 2014. Six petits bijoux, chacun doté d’une force qui impressionne, servis par une plume déliée, un regard tout en finesse, qu’il s’agisse de courtes nouvelles à la Tchekhov – Le diable est dans les détails – ou de textes engagés : ainsi Intégristes je vous hais, rédigé dans l’urgence et la rage au lendemain des attentats du 13 novembre 2015. Remarquée pour son premier roman, Dans le jardin de l’Ogre, paru chez Gallimard, Leïla Slimani a depuis obtenu un immense succès de librairie doublé de la consécration la plus prestigieuse en recevant le prix Goncourt 2016 pour son roman Chanson douce (Gallimard). Nous vous proposons ici de mieux connaître les multiples facettes d’une jeune auteure dont la voix n’a pas fini de nous interpeller, tantôt par un murmure, tantôt par un cri. Éric Fottorino Directeur de l’hebdomadaire Le 1 E Le diable est dans les détails 8 octobre 2014 * n vieillissant, Amine Moussa est devenu peureux. Lui, le professeur d’université, aimé et respecté de tous, est sujet aux angoisses et à l’insomnie. Cela fait rire sa femme. Atika se moque de sa paranoïa. Elle le soupçonne de mal vivre l’approche de la soixantaine. Elle ne le comprend pas. Dans la rue, Amine sursaute sans raison. Il s’est mis à parler tout seul. Il est mal partout. Chez lui, où il ne peut plus supporter la présence de la femme de ménage. Il déteste cette vieille fille, son regard torve, sa bouche amère. Elle raconte fièrement que son frère est parti pour Damas, qu’il leur envoie de l’argent gagné au combat. Beaucoup d’argent. Elle remercie Dieu, les paumes levées vers le ciel, d’avoir guidé son frère dans la voie du djihad. Il y a une semaine, elle a prévenu Amine : « Monsieur, je ne peux plus vous servir si vous buvez de l’alcool. Si je touche une bouteille, Dieu m’interdira l’entrée au paradis. » Il a eu envie de lui demander dans quel texte elle était allée chercher une bêtise pareille, mais il n’a pas osé. Un soir, il l’a surprise en train de brûler une allumette sous les yeux de leur fille. « Tu vois, tes parents et toi, vous allez brûler dans les flammes de l’enfer, comme tous les mécréants qui méprisent les enseignements de l’islam. » Quand il s’en est plaint, Atika a haussé les épaules : « Oh, mais arrête avec ça. Elle est un peu illuminée, c’est tout. Je ne sais pas pourquoi tu donnes tant d’importance à ces détails. Tu exagères. » C’est l’âge sans doute qui nourrit son inquiétude. Mais il ne peut s’empêcher de les voir, ces détails qui pourrissent le quotidien, qui alimentent son malaise et l’emplissent de peur et de honte. Après le dîner, il ramasse les cadavres de bouteilles d’alcool, les cache dans des sacs poubelles et il roule deux kilomètres avant de les jeter dans une benne. C’est qu’il craint une dénonciation du gardien de sa rue, ce rouquin qui s’est laissé pousser la barbe et qui traite de putes et de chiennes les élèves du lycée privé. « On devrait les marier de gré ou de force, n’est-ce pas, professeur ? » Amine ne répond pas. Amine ne dit rien. Il se tait quand il s’assoit à côté d’un chauffeur de taxi qui écoute les cassettes d’un prédicateur saoudien. Il l’entend cracher sa haine des juifs et des infidèles et applaudir à la fatwa qui autorise à assassiner tous ceux qui renoncent à l’islam. Amine ne veut pas d’histoires. Il paye sa course et il s’en va. Atika dit qu’il dramatise. Qu’il y a des fous partout, que ça ne veut rien dire. Certes, elle était furieuse quand la maîtresse a giflé Mina, leur fille, parce qu’elle avait osé remettre en cause un verset du Coran. « J’ai seulement dit qu’une araignée ne pouvait pas tisser en une heure une toile assez grande pour protéger la grotte dans laquelle s’est réfugié le Prophète. » Il n’a plus été question de détails quand une « brigade de promotion de la vertu et de prévention du vice » s’est constituée dans le quartier. « Qu’est- ce que tu dis de ça ? » hurlait Amine en agitant sous le nez de sa femme une coupure de journal. Ces fous de Dieu, armés de couteaux et de bâtons, s’en sont pris à un groupe de jeunes qu’ils ont battus à mort. Parce qu’ils sortaient le soir, parce qu’ils ne priaient pas ou qu’ils buvaient de l’alcool. Personne ne sait vraiment. Amine a changé. Il est devenu sombre. Les voiles l’obsèdent, ces remparts de nylon noir qui ont envahi les amphithéâtres où il enseigne, la plage où il conduit sa fille, les cinémas où l’on coupe les scènes de baisers les plus tendres. Il a envie de faire taire ceux qui se sont mis à invoquer Dieu, le diable, la charia et l’honneur sacré des femmes de ce pays. Il ne veut pas verser, comme son vieux collègue Hamid, dans la nostalgie béate. Il se refuse à idéaliser son enfance, à raconter la coexistence paisible avec les voisins juifs, les minijupes des filles et les idéaux marxistes sur les bancs de la fac. Il ne dira pas qu’il n’entendait, à l’époque, jamais parler de religion. Que son père priait sans doute mais avec tant de discrétion qu’il ne se souvient pas de l’avoir déjà vu à genoux. Atika est si douce. Elle arrive parfois à le rassurer, à lui ouvrir les yeux sur la beauté qui les entoure. Elle aime l’ambiance festive des derniers jours de ramadan. Et c’est pour lui faire plaisir qu’il fait un détour, ce soir, par le quartier El-Manar. Il s’arrête à la boulangerie Nour pour acheter les crêpes farcies dont elle raffole et des sucreries pour Mina. Les gens font la queue jusque dans la rue. On se bouscule. On s’impatiente. Une femme se poste derrière Amine. Il la voit arriver, son joli visage encadré d’un voile mauve. Elle le regarde avec insistance. Elle piétine. S’approche de lui au point de lui marcher sur les pieds. « C’est peut-être une étudiante », pense-t-il. Une jeune femme qui a assisté à ses cours mais dont il ne se souvient plus. À présent, il peut presque sentir ses seins contre son dos, son souffle chaud dans son cou. Il doit se faire des idées. Une femme si belle, si jeune, ne peut pas s’intéresser à lui. Elle sort de la file. Elle lui fait face désormais, approche son visage du sien. Il s’apprête à l’aborder quand elle se met à hurler, en le montrant du doigt : « Il a fumé ! Lui, là, il a fumé ! Il a rompu le jeûne, il sent la cigarette. » Les clients s’agitent. Derrière la caisse, la boulangère appelle au calme. Amine hausse les épaules dans un geste d’impuissance. Il marche à reculons. Des hommes s’approchent de lui. On l’insulte, on prend Dieu à témoin. Quelqu’un tire sur sa veste. Il court. * Le 1 n° 27 : Réflexions sur la question musulmane. A Une armée de plumes 19 janvier 2015 ** près la tuerie perpétrée par Mohamed Merah, quand Le Monde des livres a demandé à l’écrivain Salim Bachi de se mettre dans sa tête et d’écrire un texte de fiction, celui-ci a uploads/Litterature/ le-diable-est-dans-les-details-by-slimani-leila-pdf.pdf

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