L'IMPOSSIBLE ÉPOPÉE MODERNE Le « lyrisme de l'ignoble » comme stratégie de valo

L'IMPOSSIBLE ÉPOPÉE MODERNE Le « lyrisme de l'ignoble » comme stratégie de valorisation littéraire chez Céline Jean-Philippe Martel Le Seuil | « Poétique » 2006/2 n° 146 | pages 199 à 216 ISSN 1245-1274 ISBN 9782020840309 DOI 10.3917/poeti.146.0199 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-poetique-2006-2-page-199.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Après le philosophe, nombre de chercheurs ont ajouté à l’autorité de cette filiation, en mettant au jour certaines de ses modalités formelles, thématiques, énonciatives et idéologiques. Toutefois, un constat tend à s’imposer au cours du XXe siècle, qui problématise cette relation: celui du mélange et de l’absorption des autres genres dans et par le roman. Jean-Yves Tadié, dans un livre sur Le Roman au XXe siècle, en fait sa conclusion. Dominique Rabaté, lui, consacre un chapitre entier de son ouvrage d’introduction au Roman français depuis 1900 au «récit poétique», en tant qu’orientation significative de la production romanesque de l’entre-deux-guerres. Quant à Michel Raimond, il réfléchit longuement sur l’«ambition poétique» du roman à partir de la Grande Guerre (notamment dans Le Grand Meaulnes), pour voir dans le «passage du réalisme au lyrisme» au sein de ce corpus un symptôme important de La Crise du roman, des lendemains du Naturalisme aux années vingt. Toutes ces lectures ont en commun de souligner une période précise de l’his- toire littéraire – de la fin du XIXe siècle aux années 1930 –, comme déterminante du point de vue de l’hétérogénéité générique à la base de la définition moderne du romanesque. De sorte que le mouvement de fond ayant ébranlé le roman dans ses certitudes et prérogatives paraît bien noté et circonscrit par les historiens de la littérature; cependant, une étude approfondie des déclinaisons «modernes» des genres anciens, telles qu’aménagées dans l’œuvre d’un romancier, reste encore à faire. Pourtant, Karlheinz Stierle, dans un article à bien des égards fondateur du renouveau des études lyriques, invitait déjà à tenter pareille entreprise: Il serait profitable de rechercher quelles impulsions le roman moderne au XXe siècle, en France, a reçues des procédés nouveaux employés par la poésie lyrique. On devrait ici nommer Proust et Gide aussi bien qu’Aragon et Breton, mais également J. Ricardou et Ph. Sollers, pour s’en tenir à ces quelques noms2. Répondant en quelque sorte à cette injonction, Dominique Combe et Laurent Jenny ont plus tard montré, l’un que le Nouveau Roman, en s’écartant résolument L’impossible épopée moderne 199 © Le Seuil | Téléchargé le 28/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.71.18.48) © Le Seuil | Téléchargé le 28/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.71.18.48) des exigences «réalistes» traditionnelles, pouvait historiquement prétendre au titre de « forme contemporaine de la poésie “pure”3 » ; l’autre que l’énonciation à l’œuvre dans l’autofiction constituait une forme pour ainsi dire résiduelle du sujet lyrique hugolien, dont la dépossession assumée ne serait plus «marquée par le signe ascendant de l’inspiration mais par celui, descendant, du “n’importe quoi” pulsionnel4». Mais il est un autre romancier qui se distingue et, de surcroît, radicalise explici- tement sa distinction, dans le sens d’une intégration du « lyrique » au sein du romanesque. Tirant des misères quotidiennes de son époque comme de ses mani- festations catastrophiques l’essentiel de sa matière, et polémiquant dès ses premières phrases avec ses principales positions idéologiques, l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline marque son rapport particulier, et trouble, au réel, par l’invention d’une pratique discursive – et, par suite, générique – singulière, qui cherche à dire son mode d’adhésion spécifique à l’Histoire. Comme l’a bien vu Henri Godard: Alors que, dans l’expérience commune du langage, une même pensée peut toujours être dite de plusieurs façons, voici soudain un texte, quelle que soit sa longueur, auquel on ne saurait imaginer de rien changer sans altérer l’ensemble ou même le détruire. Mots et message ne font plus qu’un5. De même, au-delà de cette singularité de l’écriture célinienne, se fait jour une nouvelle conception du romanesque. Récusant les valeurs et pratiques renvoyant au modèle épique pour privilégier le discontinu sur le linéaire, l’oral sur l’écrit, la «musicalité» sur les «idées» et, de manière plus générale, le subjectif sur l’objectif, cette œuvre intègre de nombreux éléments généralement admis comme relevant de la poésie lyrique – par là, elle serait à inscrire dans cette dynamique d’expansion du romanesque aux dépens des autres genres (ici, poétique), située plus haut. Ces traits caractéristiques de la «poétique de Céline» ont déjà été signalés, notamment par Henri Godard6; ils se trouvent également dans «cette longue interview imagi- naire [que l’auteur] publie en cinq livraisons dans la NRF sous le titre Entretiens avec le Professeur Y», où «il faut chercher l’essentiel de ce que Céline a à dire […] de la littérature et de son œuvre7», ainsi que dans presque toutes ses apparitions médiatiques d’après guerre. Cela posé, il convient de ne pas perdre de vue ce qu’il peut y avoir de «straté- gique» dans le discours de Céline sur son œuvre; comme le rappelle Yves Pagès, ce serait «faire preuve d’une naïveté coupable» que de ne pas tenir compte du poids des actes d’accusation qui pesaient sur lui, tandis qu’il définissait sa pratique8. Aussi, il est clair que, malgré le mythe courant – d’ailleurs entretenu par Céline lui-même –, son œuvre ne surgit pas ex nihilo dans la tradition. De la même manière, la valorisation du signifiant au détriment du signifié ne saurait annuler toute la charge idéologique (même anarchiste, pessimiste…) qu’elle porte en elle. Ces investissements esthétiques servent l’auteur et sa cause; jusqu’à un certain point, ils lui permettent de prétendre à la dignité «littéraire» de son travail – mal- gré l’horreur et le dégoût qui sont les deux vecteurs principaux de son objet thé- matique. Revendiquant explicitement sa singularité «stylistique», Céline invoque 200 Jean-Philippe Martel © Le Seuil | Téléchargé le 28/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.71.18.48) © Le Seuil | Téléchargé le 28/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.71.18.48) la postérité – Bardamu dirait qu’il fait «un discours aux asticots»… Mais, là où cet art paraît le plus résolument lyrique, c’est dans la «position interprétative9» qu’il met en avant, et dans l’irrésolution de la quête identitaire qu’il donne à lire. En effet, celle-ci, sans doute conditionnée par le regard que porte le romancier sur son époque, participe dans une large mesure de ce que Pagès a nommé une «sur- marginalisation» du sujet, concevable selon une «dynamique de retranchement perpétuel10». Ainsi, voix-contre, ou parole en marge, ce que ce texte fait entendre, c’est avant tout le discours unique d’une identité trouble, fondamentalement instable et intenable, réagissant aussi bien contre les discours officiels que contre les contre-discours connus, et transgressant, en définitive, toute forme de schéma discursif préétabli. Ce faisant, l’intérêt de cette lecture passe du monde représenté à l’être qui le représente, et demande, comme en creux, à prendre appui sur un autre plan pour trouver à se résoudre. Comme si, de l’antique épopée au roman moderne, l’essentiel de la «transposition» ne relevait pas tant de l’écriture, que du sujet écrivant. L’Histoire à l’œuvre: quelle épopée moderne? Pour Aristote, le propre de l’art poétique réside dans la mimèsis en action11, c’est- à-dire dans l’imitation de gens en action. Selon ses vues, l’épopée, comme la tragé- die, s’intéresse exclusivement à des «hommes nobles». Et, si elle se distingue de sa cousine dramatique, c’est d’abord sur la base d’un critère formel – « elle est une narration12» –, qui renvoie en premier lieu à une «situation d’énonciation1 3». Ici, elle est mixte: parfois le poète parle en son propre nom, parfois il délègue la parole à ses personnages. A ces catégories, le romantisme ajoute «un fondement philoso- phique (opposition du subjectif et de l’objectif), conformément à l’exigence théo- rique fixée par F. Schlegel1 4», qui fait de l’épopée le genre «objectif» par excellence. Hegel, lui, détourne légèrement ce fondement philosophique: à ses yeux, la poésie épique est objective parce qu’elle «représente le monde moral tout entier sous la forme de la réalité extérieure1 5». Postulant un rapport historique entre les caracté- ristiques propres aux trois grands genres de poésie (épique, lyrique et dramatique) et uploads/Litterature/ poeti-146-0199.pdf

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