Séquence 3 94 95 Décolonisations en adversité Présence africaine comme prisme d
Séquence 3 94 95 Décolonisations en adversité Présence africaine comme prisme de constellations culturelles Lotte Arndt À la veille des indépendances africaines, la forme de l’État-nation et le découpage territorial par frontières ne s’étaient pas encore imposés comme condition postcoloniale – les possi- bilités de l’invention historique semblaient encore grandes ouvertes. L’écrivaine guade- loupéenne Maryse Condé décrit ainsi rétrospectivement la période fédératrice de la revue Présence africaine qui précède les indépendances africaines des années 1960 : Il y avait un rêve merveilleux et généreux ces jours-là. Le rêve d’un monde noir qui ne sera pas séparé en nations distinctes par les langues coloniales et les divers systèmes de gouvernance coloniale. Un monde noir qui parlerait d’une seule voix, la voix unique de ses poètes et ses écrivains. Un monde noir qui regagnerait sa dignité et sa fierté1. Alors que l’écrivaine met en avant l’idée de l’unité culturelle d’un « monde noir » qui oppose une continuité culturelle à la dispersion historique depuis la traite des esclaves et une rédemption artistique à la violence politique, d’autres courants bâtissaient des alliances tiers-mondistes, revendiquant l’auto-détermination en cherchant comme alliés ceux qui étaient prêts à les soutenir, si nécessaire par la force des armes. Plutôt que de se présenter comme une histoire des oppositions indivisibles et sans ambiguïté à la colonisation, le travail de décolonisation qui précède les indépendances s’avère traversé par de difficiles négociations, au cours desquelles les mouvements politiques et artistiques transformaient les outils de domination en concepts pour un nouveau projet de société. J’analyserai ici certaines des constellations à travers lesquelles ces projets laborieux s’es- quissent dans les numéros de Présence africaine, revue fondée en 1947 à Paris par l’intellectuel sénégalais Alioune Diop, qui se dote d’une maison d’édition dès 1949. À travers le prisme de la revue, la recherche d’un langage postcolonial en devenir, élaboré dans le cadre de la métropole coloniale même, apparaît ce que l’on peut appeler des constellations en adversité : au sein de la politique de l’unité que Présence africaine défendait comme sa ligne directrice2 s’affichent des lignes de fractures fondamentales. La revue se présente comme un forum où se façonnent les stratégies culturelles, où se dessinent les impasses comme les ouvertures. En me réfé- rant à Michel de Certeau, j’envisage ce travail comme un chantier du devenir en des espaces contraints3 : il s’agit d’œuvrer en continu pour le dépassement des assignations sociales tout en étant conditionné par son lieu et par les rapports de force de son temps. Bâtir une présence africaine à Paris La revue Présence africaine est fondée à Paris, ville qui devient dans les années 1920 un des points nodaux de la constitution d’un mouvement transnational noir4 et des solidarités inter- nationalistes5 à la suite de la conférence de Bandung, événement constitutif du mouvement des non-alignés et creuset des nationalismes indépendantistes, tenue en Indonésie en 1955. « Le rôle de Paris a été à la fois fascinant et profondément ironique, écrit Tyler Stovall. Après tout, la ville était au cœur de l’un des plus importants empires coloniaux, un lieu d’où des admi- nistrateurs français anonymes supervisaient l’exploitation de millions d’Africains. Hormis Marseille, Londres et d’autres villes britanniques, on ne trouvait nulle part en Europe de popu- lations noires plus diversifiées6. » Ironique, car c’est en effet dans « la confluence du primiti- visme avec le colonialisme français que pouvait surgir une vision de l’unité panafricaine7 ». Les mouvements de décolonisations mettent en jeu des processus de traductions incessants : aussi bien au sens littéral d’une politique du multilinguisme, qui permet aux informations et à la littérature de voyager entre les colonies, qu’au sens élargi de la traduction des idées8. Forum de mise à l’épreuve des propositions et des formes, la revue construit un terrain sur lequel une « contre-culture de la modernité9 » se développe, qui met progressivement en cause la posi- tion universaliste de la France et revendique la pleine participation citoyenne et culturelle des colonisés. L’unité culturelle et la solidarité – qui se formulent parfois en termes raciaux, parfois en termes anticoloniaux – sont des instruments clefs de cette quête. En ce sens on peut parler avec Edward Said et Brent Hayes Edwards « d’internationalisations en adversité » : les auteurs conçoivent ainsi « les tentatives de constituer des alliances qui défient la prééminence des discours universalistes occidentaux, tout en étant caractérisées par l’adversité, structurées autour de désaccords politiques et d’expériences vécues différentes10 ». Labeur de transformation Au cours des premières années de la revue, les discours qui paraissent dans Présence afri- caine se constituent dans un rapport étroit avec les positions élaborées au sein du musée de 1 Maryse Condé, « Order, Disorder, Freedom, and the West Indian Writer », Yale French Studies, no 83 : Post/Colonial Conditions: Exiles, Migrations, and Nomadisms, Volume 2, 1993, p. 121-135, ici p. 125. 2 Pour une présentation ample de Présence africaine, voir Gradhiva, no 10 : Sarah Frioux-Salgas (dir.), Présence africaine. Les conditions noires : une généalogie des discours, 2009, accompagnant l’exposition Présence afri- caine (commissariat : Sarah Frioux-Salgas) au musée du quai Branly – Jacques-Chirac (Paris, 2009-2010). Je remer- cie Sarah Frioux-Salgas pour sa généreuse relecture et les vues de l’exposition Présence africaine à l’Université Cheikh Anta Diop, Dakar (Sénégal), 2011 (fig. 1). 3 De Certeau parle du travail culturel comme une « prolifé- ration d’inventions en des espaces contraints ». Michel de Certeau, La Culture au pluriel [1974], Paris, Seuil, 1993, p. 13. 4 Iris Schmeisser, Transatlantic Crossings between Paris and New York: Pan-Africanism, Cultural Difference and the Arts in the Interwar Years, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2006. 5 Voir Brent Hayes Edwards, The Practice of Diaspora: Literature, Translation, and the Rise of Black Internationalism, Harvard, Harvard University Press, 2003 ; Michel Fabre, La Rive noire. De Harlem à la Seine, Paris, Lieu Commun, 1985. 6 Tyler Stovall, Paris Noir: African Americans in the City of Light, Boston, Hougthon Mifflin, 1996, p. 90. Traduction de l’autrice. 7 « French colonialism and primitivism [thus] paradoxical- ly combined to foster a vision of pan-African unity. » Ibid. Traduction de l’autrice. 8 Voir Edward Said, « Travelling Theory », The World, the Text, and the Critic, Harvard, Harvard University Press, 1983, p. 226-247. 9 Paul Gilroy, The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness, Londres, Verso, 1993. 10 Edward Said, « Third World Intellectuals and Metropolitan Culture », Raritan, 9, no 3, 1990, p. 31. Traduction de l’autrice. Une première version de ce texte a été publiée dans Qalqalah. Un reader, no 1 (avril 2015), édité par Kadist Art Foundation Paris et Bétonsalon – Centre d’art et de recherche. (fig. 1) Vue de l’exposition Présence africaine. Une revue, un réseau, un mouvement, Dakar (Sénégal), Université Cheikh-Anta-Diop, 2011. Séquence 3 96 97 l’Homme. Issu du musée d’Ethnographie du Trocadéro, le musée est fondé à Paris au moment de l’Exposition universelle de 1937. Sa vocation est de présenter l’humanité dans sa diversi- té anthropologique, historique et culturelle. Présence africaine partage à la fois avec les cher- cheurs de cette institution une conception unitaire de l’humanité et la valeur accordée à la « différence culturelle ». De teinte complémentariste, cette conception suppose que l’absence de la préservation culturelle africaine appauvrit l’humanité entière. La renaissance africaine devrait alors se baser sur une prise de conscience du « génie nègre11 ». Prolongement du roman- tisme allemand, qui concevait le caractère propre d’un « peuple » dans son « génie » culturel, ce courant promeut un travail d’invention sur la base de la différence : c’est dans l’expression qu’« un peuple » se donne à travers ses créations que se manifesterait sa part distinctive dans l’humanité. Les études de l’anthropologue allemand Leo Frobenius ou encore du missionnaire belge Placide Tempels (le premier livre publié par Présence africaine en 1949) prolongent la célébration de la spécificité culturelle africaine dans la revue (fig. 2). Toutefois, la valorisation culturelle de l’Afrique sur la base du savoir ethnographique est prise dès le départ dans un rapport de transformation. Devenu emblématique de l’entreprise plurielle de , le symbole de la revue qui réunit des couches sémantiques multiples en est un bon exemple (fig. 3). Le symbole s’inspire d’un dessin rupestre dogon, rendu célèbre après les études que l’ethnologue français Marcel Griaule a dédiées à la cosmologie des Dogons. Lors de la mission Dakar-Djibouti, dernier voyage d’exploration à grande échelle financé par l’État fran- çais entre 1931 et 1933, de nombreux objets furent « recueillis » dans des conditions souvent asymétriques qui allaient dès lors constituer les fonds du musée de l’Homme12. Ces artefacts devenaient les informateurs matériels sur la singularité culturelle d’un groupe. Tout en valori- sant les populations, celles-ci se trouvaient réifiées sous forme d’objet13 (fig. 4). Dans ce contexte, l’écrivain Michel Leiris contribue au choix du symbole de la revue14. Surréaliste, il est membre du comité de patronage de et contributeur épars à la revue. Dans ses articles de l’époque, l’humanisme égalitariste et la fascination pour une altérité conçue comme alternative revigorante à la pétrification des sociétés européennes vont de pair. L’ethnographie est uploads/Litterature/ presence-africaine-inha-3-3-arndt-20201013 1 .pdf
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- Publié le Jan 30, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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