1 Du texte au film : L'adaptation cinématographique de La visite de la vieille

1 Du texte au film : L'adaptation cinématographique de La visite de la vieille dame par Djibril Diop Mambéty Cheikh Anta Babou Doctorant à l'université de Bayreuth Introduction Afin de toucher un public plus vaste, bon nombre de réalisateurs/écrivains africains considèrent le cinéma comme un moyen d'expression plus approprié que la littérature. Vieyra n'affirmait-il pas qu' « [i]l existe maintenant une abondante littérature africaine écrite. Mais elle ne touche qu'un petit nombre de personnes en Afrique, celles qui savent lire et qui lisent. Le film peut permettre à ces romans, à ces nouvelles et même aux poèmes une audience très vaste, un rayonnement plus grand parce que le film peut parler toutes les langues qu'on veut lui faire parler et donc être parfaitement compris des populations. La puissance des images rencontrant le verbe en contrepoint, il sortira de ce mariage un élément-choc qui permettra une meilleure éducation des masses africaines. De par son mode particulier d'expression, le cinéma réintroduira l'œuvre littéraire à fond africain mais à forme occidentale dans l'univers spirituel africain. » (Vieyra, cité par Tcheuyap 2005, p. 2) Pour faire ce septième art qui aurait la capacité d'atteindre un public plus large que la création littéraire, certains cinéastes africains produisent un scénario « original », fruit de leur imagination, de leurs expériences personnelles, du vécu quotidien etc. D'autres, en revanche, puisent leur matière dans la sphère littéraire, considérée comme une « banque de données », en portant des œuvres littéraires à l'écran tel que le soutient Tcheuyap : « Les récentes productions de Cheik Oumar Sissoko (La Genèse, 1999; Battu, 2000), de Mansour Sora Wade (Le Prix du pardon, 2001) et de Joseph Gaye Ramaka (Karmen Geï, 2002), inspirées respectivement de la Bible, des œuvres d'Aminata Sow Fall, de Mbissane Ngom et de Prosper Mérimée, confirment la nature intertextuelle des cinémas d'Afrique qui continuent d'emprunter leur matière à la littérature écrite. » (Tcheuyap, op.cit., p. 1) Véritable phénomène de réécriture filmique, le passage de la littérature au cinéma, qu'il soit « auto-réécriture » ou « hétéro-réécriture », pour emprunter les termes de Tcheuyap, entraîne, à cause des écarts et différences entre les deux modes d'expression (texte et film), des transformations considérables qui sont surtout d'ordre « transmédiatique » ou « transsémiotique ». Ces métamorphoses sont d'autant plus manifestes s'il s'agit d'adapter une production littéraire fortement ancrée dans la culture occidentale à un contexte aussi différent que celui de l'Afrique puisqu'une reprise filmique de cette nature impose un changement du décor spatio-temporel, du contexte socioculturel, des personnages etc. Pour appréhender la nature assez complexe d'une telle opération de réécriture, nous nous appuierons sur l'adaptation filmique, par Djibril Diop Mambéty, de la pièce théâtrale de Friedrich Dürrenmatt La visite de la vieille dame, sous le nom de « Hyènes ». Notre argumentation sera fondamentalement guidée par une tentative de réponse aux questions centrales suivantes : Quel rapport similaire ou différentiel existe-t-il entre le texte et sa reprise filmique? Quelle signification idéologique et symbolique se cache derrière le titre du film, à savoir « Hyènes »? Quelles sont les motivations qui expliquent les mutations perceptibles au niveau de l'incipit et de l'excipit de l'hypotexte? Que deviennent les références culturelles propres au texte théâtral dans le film dérivé? Quelles sont les raisons qui justifient les entropies et ajouts observables dans la version filmique? Entre la pièce de Dürrenmatt et le film de Mambéty 2 Avant Hyènes, l'adaptation filmique de La visite de la vieille dame (1955) a été faite au moins à cinq reprises.1 La sixième adaptation est le film de Mambéty, réalisé en 1992 et considéré comme l'adaptation cinématographique la plus réussie comme le souligne Heizmann : De toutes les adaptations que la Vieille dame de Dürrenmatt a connues, c’est celle du cinéaste sénégalais Djibril Diop Mambéty qui est le mieux parvenue à offrir une cure de jeunesse à son modèle, tant le metteur en scène a su actualiser celui-ci tout en lui donnant une touche très personnelle. Pour cette raison, elle est un exemple tout désigné pour illustrer ce qu’est le véritable dialogue interculturel, elle apparaît comme un modèle de rencontre entre l’universel et le particulier, la Suisse projetant son reflet sur l’Afrique en même temps qu’elle en reflète l’image – en tant que miroir du capitalisme mondialisé. (Heizmann 2011, pp. 109-124; p. 115) À l’analyse du scénario de Hyènes, il apparaît que le film reprend textuellement la thématique principale de l'histoire créée par le dramaturge suisse. Dans le texte référentiel, il est question d'une vieille femme, Claire Zahanassian, revenue dans son village natal, Güllen, à la suite d'un long exil forcé, pour réclamer la tête de son ancien amant, Alfred Ill, qui avait refusé d'être l'auteur de sa grossesse. À cet effet, elle offre cent milliards à la population de Güllen, frappée de plein fouet par une terrible pauvreté. Déclinant en premier lieu l'offre de Claire Zahanassian, perçue comme contraire aux valeurs et vertus humanistes de la ville, les habitants de Güllen finissent par l'agréer en tuant Alfred Ill. C'est la même histoire qu'on retrouve dans la version filmique puisque, dans Hyènes, Mambéty nous parle de Linguère Ramatou, une milliardaire revenue, après trente ans d'exil forcé, dans sa cité natale pour se venger de Draman Drameh, l'homme qui, jadis, l'avait quittée en état de grossesse pour épouser la riche Khoudia Lô. Pour obtenir la tête de son ancien amant, Linguère Ramatou propose cent milliards à la population de Colobane, foudroyée par une situation économique très difficile. Rejetant d'abord l'offre de la vieille dame au nom de l'humanisme, les Colobanais sacrifient par la suite Draman Drameh pour sortir de la pauvreté. Mambéty a donc maintenu de manière intacte le nœud de l'histoire conçue par l'écrivain suisse. Grâce à sa fidélité au texte dürrenmattien, Hyènes se démarque foncièrement des autres reprises filmiques de La visite de la vieille dame car le film du cinéaste sénégalais est, d'après Heizmann, la seule adaptation qui reste fidèle à la pièce de référence. Il l'affirme en ces termes : « Le succès international de la Vielle dame est attesté non seulement par son succès au théâtre, mais aussi par les nombreuses adaptations que la pièce a connues jusqu’à ce jour. Pourtant, hormis le film Hyènes du metteur en scène sénégalais Djibril Diop Mambéty (1992) [...] aucune adaptation cinématographique ne reste fidèle à la radicalité de la pièce. » (Ibid., p. 113) La fidélité à l'intrigue du texte original s'explique, par-delà la convergence des deux hommes sur la manière anticonformiste de faire de la littérature et du cinéma, par le fait que Mambéty voit une grande similarité ou même une grande complémentarité entre La visite de la vieille dame et l'histoire de Linguère Ramatou2 qu'il s'était déjà imaginée avant même 1 C'est le 19 février 1959 que le réalisateur allemand, Ludwig Cremer, en effectue la première adaptation filmique. Quant à la deuxième, intitulée The Visit, elle a été faite en 1964 par Hollywood, sous la direction de Bernhard Wicki, réalisateur et acteur autrichien, avec Ingrid Bergman et Anthony Quinn dans les rôles principaux. Le 5 janvier 1971, Alberto Cavalcanti, réalisateur français d'origine brésilienne, réalise la troisième adaptation filmique de La visite de la vieille dame en en faisant un téléfilm du même nom. L'année 1982 correspond au quatrième passage à l'écran de la pièce du dramaturge suisse; avec Max Peter Ammann à la régie, le texte dürrenmattien est transformé en une production télévisuelle germano-autrichienne avec comme titre Der Besuch der alten Dame. Sept ans plus tard (1989), le metteur en scène suisse, Michail Kosakow, avec Vizit Dame, porte à l'écran La visite de la vieille dame pour la cinquième fois. 2 Voici l'histoire conçue par Mambéty grâce à une expérience personnelle, dit-il : « Une curieuse histoire qui remonte aujourd'hui à il y a 15 ans. À Dakar au Sénégal, je vivais dans les quartiers du port, entouré de prostituées. L'une d'elles me fascinait par sa grandeur. Tout le monde l'appelait Linguère Ramatou. Linguère 3 qu'il ne connaisse l'existence de la pièce dürrenmattienne par l'intermédiaire du film de Bernhard Wicki. Il dit à ce sujet : À Genève, quelques années plus tard, j'entrepris de retourner à sa rencontre. C'est alors que me revint l'idée d'une femme rencontrée au début des années soixante au cinéma, Madame Ingrid Bergman, tout de blanc vêtue, descendant d'un train dans sa ville natale qui l'attendait. Elle avait pour partenaire Antony Quinn. C'était la "Rancune" de Bernhard Wicki d'après la pièce de Friedrich Dürrenmatt "Der Besuch der alten Dame" (La visite de la vieille dame). Je retrouve Linguère Ramatou portée en triomphe par un grand poète germanique. Tout se confond et se prolonge. Il me revient la joie de rendre hommage à Friedrich Dürrenmatt. (Mambéty, 1992) Dans ce même registre, le réalisateur, deux ans plus tard, dans un entretien accordé à Vincent Adatte pour le compte de Pardo News, déclare : « [I]l y a des coïncidences bizarres. C'est pour cela que j'ai toujours dit que la création n'existait pas, qu'il n'y avait que la répétition. C'est d'ailleurs ce qui fait la uploads/Litterature/ du-texte-au-film.pdf

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