« UNE ODEUR FINE ET SUAVE D’HELIOTROPE » (CHATEAUBRIAND) Franc Schuerewegen,

 « UNE ODEUR FINE ET SUAVE D’HELIOTROPE » (CHATEAUBRIAND) Franc Schuerewegen, Université d’Anvers et Université Radboud de Nimègue Des deux passages des Mémoires d’outre-tombe que Proust reproduit dans Le Temps retrouvé, et où il perçoit une préfiguration de sa propre esthétique, le second est en fait, pour le narrateur d’A la re- cherche du temps perdu, une phrase de Baudelaire. Il n’y a rien d’étonnant à cela. Une « belle phrase » est toujours en contexte proustien une création collective. L’exemple de Chateaubriand nous aidera ici à réfléchir à la distinction que l’on peut faire en critique littéraire entre « résonance » et « explicite influence ». On verra qu’en fin de compte, et chez Proust toujours, une telle distinction est en réalité intenable. Le passage est devenu célèbre, notamment grâce à Proust qui le cite dans Le Temps retrouvé. Nous sommes en mai 1791, Chateaubriand est en route pour l’Amérique. Lors d’une escale à l’île Saint-Pierre, il est reçu par le gouverneur qui cultive, dans le jardin du fort, des « lé- gumes d’Europe ». Dans les Mémoires d’outre-tombe, on lit ceci : Une odeur fine et suave d’héliotrope s’exhalait d’un petit carré de fèves en fleurs ; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respi- ré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum changé d’aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l’absence et de la jeunesse. (Chateaubriand, t I, 336) Je passe sur le « parfum changé d’aurore ». La construction est éton- nante. Ne devrait-il pas y avoir là « chargé » ? Toutes les éditions donnent cette version, il faut donc accepter que c’est la bonne. De 56 FRANC SCHUEREWEGEN toute manière, il n’y en a pas d’autre et nous devrons nous en accom- moder1. Existe-t-il par ailleurs quelque chose comme « un parfum non respiré » ? Si personne ne respire le parfum, comment savoir qu’il existe ? Tout cela, il faut bien le dire, demeure également mystérieux, même si, sur ce point et comme on va le voir maintenant, Proust peut nous aider à élucider le mystère. Je risquerai en effet l’hypothèse – provisoirement car il faudra par la suite pousser les choses un peu plus loin – selon laquelle le « par- fum non respiré », formule essayée par Chateaubriand, et qui peut paraître incongrue, est, pour Proust, qui s’est donc heurté aux mêmes difficultés que nous, une image baudelairienne curieusement égarée dans une œuvre où elle ne peut en principe apparaitre. En d’autres mots encore : au regard du narrateur du Temps retrouvé, qui ressemble assez exactement ici à Proust lui-même, Baudelaire est là en même temps que Chateaubriand. Il s’ensuit que la phrase des Mémoires d’outre-tombe a, en contexte proustien, au moins deux auteurs : Cha- teaubriand et Baudelaire. On peut alors supposer qu’un rapport doit être établi, au regard de Proust toujours, entre, d’une part, la beauté de la phrase – la beauté qui lui est attribuée par le narrateur proustien (« Et une ou deux des trois plus belles phrases de ces mémoires n’est- elle pas celle-ci, etc. » – R2 IV, 498) – et, d’autre part, la sorte d’hésitation que l’on peut éprouver quand il s’agit de décider de son attribution. J’essaie, dans les pages qui suivent, de développer cette idée. On ne remarque pas assez que, dans le trio de « choc » qui est censé annoncer, à la fin du Temps retrouvé, l’avènement du roman prous- tien – on sait que Chateaubriand apparaît ici accompagné de Nerval et   1 Le passage sur l’île Saint-Pierre a, bien sûr, été abondamment commenté. On consultera avec profit l’analyse de Jean-Pierre Richard dans Paysages de Chateaubriand, Editions du Seuil, coll. « Pierres vives », 1967, p. 106 et suiv. Barthes, par ailleurs, cite le texte, qu’il a probablement lu dans Proust, en commençant sa deuxième année de cours sur La Préparation du roman (La Préparation du roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), texte établi, annoté et présenté par Nathalie Le- ger, « Traces écrites », Seuil/IMEC, 2003, p. 184). Je me permets de ren- voyer sur Chateaubriand et Barthes à mon chapitre « La préparation du ro- man » dans Introduction à la méthode postextuelle. L’exemple proustien, Classiques Garnier, « Théories de la littérature », 2012. PROUST ET CHATEAUBRIAND 57 de Baudelaire –, l’œuvre de ce dernier est présentée comme un cou- ronnement, voire comme un terminus, après quoi, bien sûr, Proust arrive pour prendre la relève, plus exactement pour écrire, en mettant à profit les contributions de ses prédécesseurs, A la recherche du temps perdu : « Chez Baudelaire, enfin, ces réminiscences, plus nom- breuses encore, sont évidemment moins fortuites et par conséquent, à mon avis, décisives. » (t. IV, p. 498) Retenons la formule : « réminiscences décisives ». Baudelaire est donc chez Proust une référence cruciale. Il s’ensuit que l’on peut utili- ser l’œuvre baudelairienne comme grille de lecture quand il s’agit de lire d’autres textes – ceux, par exemple, de Chateaubriand et de Ner- val – et, aussi, de présenter ces autres textes comme des signes avant- coureurs de l’œuvre proustienne. J’en fais, ici, la démonstration pour Chateaubriand. L’exercice consiste donc à faire apparaître un lien entre une phrase des Mémoires d’outre-tombe et la poésie baudelairienne. Comment allons-nous procéder ? Proust indique le chemin à suivre. Comme il le fait aussi pour Chateaubriand, mais non pour Nerval – qui est donc de ce point de vue le moins incontournable des prophètes proustiens –, le narrateur du Temps retrouvé illustre son propos sur les réminiscences en poésie par des citations. Sont reproduits, dans le texte du roman, de brefs fragments de « La Chevelure » (« Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues, / Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond » - Baudelaire, I, 17) et de « Parfum exotique » (« Guidé par ton odeur vers de charmants climats, / Je vois un port rempli de voiles et de mâts » Baudelaire, I, 25), après quoi la séquence sur Baudelaire brus- quement s’interrompt. Il est vrai qu’il y a à cette interruption une rai- son bien précise. L’épisode du « bal de têtes » trouve ici son point de départ et les réflexions de critique littéraire qu’on a pu lire d’abord ne sont guère autre chose qu’un prélude à cet égard. Il n’empêche que, pour le lecteur, il y a coupure et coupure brutale. On a envie d’en ap- prendre plus sur les « réminiscences décisives » telles qu’on les trouve chez Baudelaire, parce qu’elles sont décisives justement. Or Proust choisit de couper court à la démonstration et part dans un sens diffé- rent : J’allais chercher à me rappeler les pièces de Baudelaire à la base des- quelles se trouve ainsi une sensation transposée, pour achever de me re- placer dans une filiation aussi noble […] quand, étant arrivé au bas de 58 FRANC SCHUEREWEGEN l’escalier qui descendait de la bibliothèque, je me trouvai tout d’un coup dans le grand salon […] (ibid.) Je dirai volontiers que le texte, à ce moment, nous fait signe : l’enquête n’est pas terminée, lecteur, continuez-la à la place de l’écrivain. S’il est vrai que la réminiscence est un topos littéraire, si ce topos apparaît entre autres chez Baudelaire – si Baudelaire lui a donné une forme « décisive » –, y a-t-il d’autres « pièces » du poète que l’on pourrait ajouter à la liste ? Si oui, lesquelles ? En somme, c’est une sorte de devinette que l’on nous propose. Qu’est-ce qui manque à l’inventaire ? Que pourrions-nous citer encore, chez Baudelaire tou- jours, dans le même registre de la « sensation transposée »? Puisqu’on me lance un défi, je le relève. Je pars donc, sur l’insti- gation du narrateur proustien, à la recherche d’autres « pièces ». Je n’oublie pas que l’exercice que je m’impose, plus exactement : que m’impose le texte du Temps retrouvé, dans la lecture que j’en fais, se situe à la lumière de deux questions qui se sont successivement pré- sentées à moi, et qui demeurent pour l’instant toutes les deux non ré- solues. La première est en rapport avec Chateaubriand, dans la sé- quence des Mémoires d’outre-tombe : qu’est-ce qu’un « parfum non respiré » ? La seconde concerne le commentaire que Proust fait sur Baudelaire : qu’est-ce qu’une « réminiscence décisive » ? Or il y a peut-être moyen pour nous de réunir les deux questions en une seule, plus précisément : de résoudre l’une par l’autre. Je veux dire par là que tout se passe, dans le contexte qui est le nôtre, comme si le rai- sonnement suivant pouvait être valable : si on parvient à répondre à la question uploads/Litterature/ quot-une-odeur-fine-et-suave-d-x27-heliotrope-quot-chateaubriand-proust-schuerewegen.pdf

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