LE DISCOURS LITTÉRAIRE GOURMAND : CONTEXTE – PROBLÉMATIQUE - MÉTHODE Emanuela C
LE DISCOURS LITTÉRAIRE GOURMAND : CONTEXTE – PROBLÉMATIQUE - MÉTHODE Emanuela CIOLACU Les plats se lisent et les livres se mangent. Marcel Proust Introduction La littérature nous régale la pensée avec ce que l’imagination humaine a de mieux dès l’aube des civilisations. Elle nourrit nos esprits et nos âmes, nous rapproche et nous ouvre vers d’autres mondes. Elle nous apporte du bonheur et pique notre curiosité, nous vivons beaucoup plus que nos vies à nous tout en voyageant au bout des mondes que les écrivains inventent pour leur plaisir… et le nôtre ! Notre gourmandise pour de nouvelles aventures, voyages, découvertes, amours, drames, joies, émotions sans quitter le confort de chez soi n’a pas vraiment de limite, car elle s’apaise et se réveille tour à tour, cherchant encore et encore de nouveaux plats spirituels pour nous rendre heureux. Et dans toute cette littérature il n’y a pas beaucoup de livres sans une boisson ou une miette de quelque chose à manger qui accompagne les personnages. Et peu à peu ces petites choses tournent en plus d’un mot, plus d’une phrase, plus d’un paragraphe ou de quelques pages. Et la nourriture occupe de plus en plus de place jusqu’à ce qu’elle devienne personnage. Et voilà ce qui nous mène à essayer cet ouvrage de découverte. La recherche d’un pourquoi, d’un comment. C’est un voyage, car toute relation humaine a nécessairement besoin de communication pour se réaliser. Et quelle communication plus complexe que le langage ? La toile des interactions humaines est tissée par les mots et tous les sens qu’ils peuvent prendre et transmettre. Mais en comprenant les mots est-on sûr de comprendre aussi le discours ? Ancré dans le contexte socio-historique, le discours est compris ou interprété par l’intermédiaire des connaissances qu’un individu possède sur les manières d’articulation, celles de dérivation, mais aussi sur les intentions situationnelles et contextuelles. Il y a une multitude de champs de savoirs à traverser pour arriver à réfléchir en termes de discours, comme le soulignait Foucault dans Archéologie du savoir. Il faudra maintenir le cap pour naviguer entre sociologie, histoire, psychologie, avec un ancrage fort dans les sciences du langage, où l’ordre social se construit à travers la communication. Et on pourrait dire qu’une manière très personnelle de communiquer se construit par l’intermédiaire de l’alimentation. C’est peut-être encore une raison pour laquelle la nourriture fait partie intégrante de la littérature, car cela représente encore une manière de décrire un personnage, une société ou une civilisation entière, tout 1 comme elle traverse l’histoire, la sociologie ou la psychologie. Il y a donc une relation subtile qui s’établit entre l’usage commun de la langue, le discours littéraire et les pratiques alimentaires dans le rituel de la communication. Et c’est précisément ce rituel qui fait l’objet de cette recherche. 1. Pourquoi le discours littéraire gourmand ? Choix du thème De cette sphère aride part tout discours et tout poème et chaque voyage à travers forets, batailles, trésors, banquets, alcôves nous ramène ici : au centre vide de tout horizon. Le château des destins croisés - Italo Calvino C’est simple et compliqué à la fois. Tout d’abord, parce que depuis les commencements des écrits, littéraires ou non-littéraires, la nourriture apparaît comme compagnon fidèle des héros des livres ou… des écrivains. Dans les pyramides, la Bible, les écrits des auteurs grecs et ensuite romains et cela continue tout au long de l’histoire de l’humanité. En France on retrouve ces écrits imprégnés des arômes de « e pain e carn e vin » comme dans La Vie de Saint Alexis vers le milieu du XIe siècle jusqu’aux délices contemporaines telles « culotte de veau de lait… cassate pistache… tranche de baudroie en scampi… gallinette de palangre… au naturel… la gelée ambrée aux aubergines… assaisonnées de moutarde cramone… confit d’échalotes… marinière de bar poché… sabayon glacé… au moult de raisin… homard bleu… coffre de canard Pékin... » (p. 150) comme on lit dans Une Gourmandise de Muriel Barbéry, roman qui a reçu le prix du Meilleur Livre de la Littérature gourmande 2000 et a été traduit en 11 langues… Comme Jean-Jacques Boutaud1 remarquait : Dans sa première édition de 1938, le Larousse gastronomique propose « une bibliographie culinaire et gastronomique, ancienne et moderne », où figurent près d’une centaine d’auteurs et 140 titres d’ouvrages – un corpus déjà très riche en informations. Dans son apparente unité, il laisse apparaître une grande diversification des écrits et un éclatement des genres dans la catégorie générique du culinaire et du gastronomique. Ensuite, parce que c’est un cas particulier, celui du discours littéraire, où l’écrivain peut transgresser à sa guise les normes discursives, car écrivain et lecteur acceptent cet écart des exigences normatives du discours comme point de départ dans le décodage ultérieur à la lecture. De cette manière on peut concevoir les typologies différentes en ce qui concerne les types de discours littéraires. Celui qui nous intéresse est le discours littéraire gourmand. Selon L’Institut européen d'histoire et des cultures de l'alimentation2, le repas gastronomique des Français est une pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie, c’est une pratique sociale qui célèbre le bien-être ensemble, l’attention à l’autre, le partage autour du plaisir du goût, 1 Boutaud, Jean-Jacques. 2008. « L’Art de concocter des titres en cuisine » in Protée, vol.36, no3, p. 23 2 « Le repas gastronomique des Français : patrimoine de l’humanité », http://iehca.eu/fr/patrimoines-alimentaires/le- repas-gastronomique-des-francais-patrimoine-de-l-humanite 2 l’équilibre entre l’être humain et les productions de la nature, constituant un repère identitaire important et procure un sentiment de continuité et d’appartenance. De plus, ce lexique est d’une richesse infinie, on peut dire, car la nourriture existe depuis toujours, on a toujours préparé des plats, des plus simples aux plus complexes et raffinés et le contact des cultures apporte à chaque instant de nouvelles matières, techniques, ustensiles, goûts, textures… et mots à côté de tous ces mets, ainsi que la cuisine devient une sorte de perpetuum mobile, de même que les mots qui s’y rattache. Gourmandise des sens, gourmandise des mots, les écrivains ont depuis toujours fait place dans leurs œuvres aux « instants » gastronomiques. Cela représente une chance et un défi à la fois pour le chercheur qui devra décider la direction de sa recherche, la quantité et qualité des œuvres littéraires choisies pour constituer le corpus, ainsi que le type d’analyse à mener. Et finalement, parce que cet univers de la gastronomie en littérature peut toujours constituer un corpus complexe, d’une étendue extraordinaire. Pourtant, le corpus visé, encore en construction, se propose un nombre fini de romans et recueils de nouvelles de la littérature française contemporaine (une quinzaine environ), qui, à part la gastronomie qui est au centre, sont très différents : romans noirs, polars, romans historiques, nouvelles, voyage, fiction… Ce qu’ils ont en commun à part la gastronomie, c’est d’une part le choix des auteurs : français et contemporains, et d’autre part la période de parution : entre 1986 et 2016, il s’agit donc d’une écriture actuelle et d’un lexique ancré dans les réalités de nos jours, où la gastronomie est présente partout – dans nos cuisines, dans la rue, dans les librairies, sur internet (blogs culinaires, pages sur les réseaux de socialisation, émissions, vidéos, photos, etc.), dans les journaux, à la télévision, dans les salles de cinéma, etc. 2. Contexte de la recherche sur le discours littéraire gourmand. États des lieux Il faut que tout discours soit composé comme un être vivant. Phèdre de Platon Selon Eugen Coşeriu, « la langue est une technique historique de l’activité langagière, en partie réalisée, en partie non réalisée, virtuelle, réalisable »3. Elle se trouve à chaque moment dans un développement typologique. C’est pourquoi les variations linguistiques se trouvent dans un mouvement continuel, car « les principes qui régissent la langue à un moment donné peuvent être contradictoires et certains nouveaux principes en train de s’affirmer »4. 3 Coşeriu, Eugen. 1997. « Typologie des langues romanes », dans Variations linguistiques et enseignement des langues. Langue parlée. Langue écrite , éd. par L. Rabassa et M. Roché dans Cahiers d’études romanes, CERCLID 9, p.225 4 Coşeriu, Eugen. 1997. « Typologie des langues romanes », dans Variations linguistiques et enseignement des langues. Langue parlée. Langue écrite , éd. par L. Rabassa et M. Roché dans Cahiers d’études romanes, CERCLID 9, p. 245. 3 Le contexte de la recherche portant sur le discours littéraire est vaste et en continuelle expansion et dans cet ouvrage on mènera une analyse sur plusieurs paliers : la sémio-pragmatique, l’analyse du discours dans son contexte socio-sémiologique, l’analyse lexicométrique, l’analyse de la rhétorique du discours littéraire. Voilà comment « plus l’étude de la variation linguistique est approfondie, plus on s’aperçoit que chacune des variantes considérées (qu’elles soient valorisées ou non- valorisées – donc auparavant exclues des analyses) a sa place dans le système linguistique, ce dernier étant lui-même hétérogène », comme le remarque Gudrun Ledegen et Isabelle Léglise dans leur article « Variations et changements linguistiques»5. Mais comme cette variation touche à la langue comme système uploads/Litterature/ referat-ema-ciolacu-07-2020.pdf
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- Publié le Sep 28, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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