Robert Frank Philippe De Jonckheere Avant-Propos à la version de 2001. Je repre
Robert Frank Philippe De Jonckheere Avant-Propos à la version de 2001. Je reprends ici mon mémoire de fin d'études à l'Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, soutenu en juin 1990 et dont le directeur de mémoire était René Lesné. Parce que j'y ai volon- tairement apporté très peu de corrections, certaines affirmations d'alors se sont trouvées contredites depuis, tandis que d'autres se sont vues vérifiées. Notoirement, depuis 1990, a eu lieu la gran- de rétrospective de la National Gallery de Washington en 1994 (exposition qui enterinait la donation de son fond par Robert Frank à la National Gallery), rétrospective très fouillée, et dont certaines images m'étaient encore inconnues au moment de la rédaction du présent mémoire, et qui a par ailleurs donné lieu à la parution du livre intitulé Moving out. Avant-propos de 1990. A propos de Robert Frank, de nombreux articles et essais sont parus. Certains figurent dans la bibliographie de ce mémoire. Ce projet ne veut pas en être la synthèse, il n'ambitionne pas davan- tage d'être une recherche clinique et objective, mais bien plutôt la critique des études précédentes et surtout une proposition de libre lecture du travail de Robert Frank. “Ce qui suit est basé sur des connaissances actuelles. Bien que beaucoup de ces connaissances aient été modifiées pour des besoins de rhétorique, le contenu de ce livre doit être considéré dans son essence comme factuel. Cependant, en aucun cas, ceci ne doit être associé au corps de travaux d'informations liés à la pratique Zen bouddhiste orthodoxe. Le livre n'est pas très précis non plus pour ce qui concerne les motocycles.” Avant-propos de Zen and the art of motorcycle maintenance ( la pensée Zen et l'art de la maintenance des motocycles ) de Robert M. Pirsig. "Ce n'est pas la modernité de Robert Frank qui m'impressionnait mais la subjectivité de sa démarche. Jusqu'à lui, les photogra- phies étaient les miroirs d'une réalité qui était perçue dans sa vérité, plus ou moins exacte, plus ou moins distanciée. Les repor- ters, par définition rapportent des faits. Ils témoignent. Frank, lui, ne montre pas. Il se montre. Toutes ses images sont des auto- portraits. Et par delà une composition qui frôle souvent le point de déséquilibre, on peut y lire l'espoir ou l'angoisse, la tendres- se ou la hargne, La modernité de Robert Frank, elle est toute entière là, dans cette façon sincère, désarmante ou irritante qu'il a de s'exposer, tel qu'il est, où qu'il soit, quoi qu'il voit, et quoi qu'on puisse en penser," (Robert Delpire in Robert Frank, la photographie, enfin. Les cahiers de la photographie.) Robert Frank n'a pas inventé l'autobiographie photographique. Bien avant lui, d'autres avaient déjà rendu la pratique courante, comme Jacques-Henri Lartigue et ses instantanés familiaux, ou encore moins connus, les Carnets d'Edward Weston. A vrai dire, il est probable que toute volonté de réunir une autobiographie n'ait été consciente chez Robert Frank, qu'en 1972 avec la pre- mière édition de In lines of my hands (Dans les lignes de ma main). Cependant avant même que le souci de Robert Frank pour regrouper son travail autour d'un concept de compilation ou de rétrospective, ne se manifeste sous la forme d'une édition, ou même d'un film, il apparaît clairement que dès ses débuts, cha- cune de ses images porte indéniablement le sceau de sa propre existence, de ce qu'il entend en montrer, de ce qu'ile entend en enregistrer, parfois ne serait-ce que pour lui-même. Bien que Robert Frank s'attaque à son projet qu'il intitule Les Américains, dans lequel il veut photographier les Américains avec leur vie quotidienne pour écrin, il saisit déjà le medium un peu à la manière d'un miroir, pour se regarder lui-même, mais aussi pour donner aux autres le loisir de s'y voir également. Le symbole du miroir est un élément extrêmement fréquent du vocabulaire iconographique de Robert Frank. Philip Brookman (in New-York to Nova Scotia Tucker/Brookman, The Museum of Fine Arts, Houston, Texas) raconte comment Robert Frank lui tendit un jour une glace en lui demandant : "Est-ce que vous aimez ce que vous voyez ?" Cette confrontation du spectateur avec sa propre image, en simplifiant, est, en filigrane, la démar- che des Américains, une confrontation qu'il veut crue __ à ce point crue que le livre paru la première fois aux Etats-Unis à la fin des années cinquante sera méjugé tant il brosse une image très défaitiste et abattue d'une Amérique moins opulente qu'il n'y parait. De cet accueil maussade du livre, Robert Frank dira qu'en Amérique, on peut tout dire, sauf dire du mal de l'Amérique. Lorsque Robert Frank se sert du miroir à des fins personnelles, pour y voir son image à lui, celle de son existence, la démarche de la plus grande partie de son travail lorsqu'il abandonne, un temps, la photographie en 1959, et qu'il la reprend en 1970, c'est toujours avec le même espoir de sincérité, d'honnêteté pour essayer de dire quelque chose qui s'approche de la vérité. Dans un essai au titre de Mirrors and windows american photography since 1960 (Miroirs et fenêtres : la photographie américaine depuis 1960), John Szarkowski, conservateur du département Photographie du Museum of Modern Art de New York, échafau- de une classification des photographes, en fonction de leurs objectifs réels : il y a les photographes qui donnent à voir le monde comme au travers d'une fenêtre, un groupe auquel appar- tiendraient de nombreux photographes de la Farm Security Administration, et ceux qui au contraire regardent le monde pour s'y voir eux-mêmes : une définition qui convient indiscutable- ment à Robert Frank. Le thème même du miroir et de son reflet confine à l'obsession dans le travail de Robert Frank ; il y voit l'occasion d'une sorte de jeu de langage lumineux. A Mabou, en Nouvelle-Ecosse, au Canada, Robert Frank filme des éléments de son existence, celle de son fils Pablo et de sa deuxième femme, June Leaf, Il utilise pour ce faire une caméra vidéo et achève ainsi la bande Home improvements, en filmant sa propre image, elle-même filmant sa propre image, dans le reflet d'une vitre ; il dit alors, enregistré par le micro de sa caméra : "je fais toujours la même image, je regarde à l'intérieur, de l'extérieur et je regarde à l'extérieur de l'intérieur", Le champ de la caméra allant en s'élargissant, le spectateur comprend que Robert Frank filme une fenêtre de l'extérieur vers l'intérieur, l'image produite en raison de la forte différence de luminosité, est en fait une image de l'extérieur, où se trouve Robert Frank, filmant. Il pous- se alors la métaphore: "J'essaye de dire quelque chose qui s'ap- procherait de la vérité, mais ceci n'est probablement pas vrai". Il faut comprendre alors que quand bien même Robert Frank se trouve à l'extérieur, il entend, en fait, filmer une image intérieu- re de lui-même. Il ne s'agit pas là simplement d'un jeu sur le lan- gage (dans ce cas précis plus éloquent en anglais, avec les locu- tions inside out et outside in, qu'en français) mais bien davantage d'une sorte d'aveu de la part de Robert Frank, de son impuissan- ce à résoudre par le langage, ou par l'image, une préoccupation obsédante : lui-même au milieu de son travail __ un des noyaux de son oeuvre. Garry Winogrand disait : "je fais des photographies pour savoir de quoi auront l'air les choses une fois photographiées." Dans Alice dans les villes de Wim Wenders, Alice, une fillette de dix ans, allemande, qui a perdu sa mère à New York au moment où elles s'apprêtaient à repartir vers l'Europe, l'Allemagne, est accompagnée par un écrivain-photographe, allemand lui aussi, qui retrouve l'Europe après un long séjour aux Etats-Unis. Tandis que Phil Winter, l'écrivain-photographe, arbore sa mine fatiguée habituelle, la lassitude d'être un peu perdu, Alice, la petite fille, se saisit de son appareil-photo Polaroid et s'apprête à lui tirer le portrait, en ajoutant "comme ça, tu sauras de quoi tu as l'air." A cette différence près de Garry Winogrand, Robert Frank utilise l'appareil photographique ou cinématographique comme le medium de la reconnaissance de sa propre existence, un peu comme pour savoir de quoi il a l'air, une fois son image enregis- trée. Dans sa déclaration d'intention, préfigurant le projet des Américains, Robert Frank met en exergue sa subjectivité comme le moteur et la motivation essentiels de son projet. Paradoxalement, ce dernier doit cependant être un document contemporain authentique. La plupart de ses chroniqueurs, comme Stuart Alexander, s'ac- cordent à dire qu'avant son arrivée à New-York, Robert Frank faisait preuve d'une facture photographique honnête et très conventionnelle. Son arrivée à New-York en 1947 et son voyage au Pérou - qui donnera lieu à la parution du livre Indiens pas morts, aux côtés de Werner Bischof et de Pierre Verger, font ger- mer en lui le goût de la recherche et un grand attachement pour l'expérimentation : cette curiosité expérimentale sera désormais la constante de son travail. C'est au nom de cette avidité intel- lectuelle que l'on peut expliquer l'abandon de la photographie par Robert Frank uploads/Litterature/ robert-frank 3 .pdf
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- Publié le Jui 03, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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