« JE N'AI JAMAIS APPRIS À ÉCRIRE » Les conditions de formation de la vocation d

« JE N'AI JAMAIS APPRIS À ÉCRIRE » Les conditions de formation de la vocation d'écrivain Gisèle Sapiro Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales » 2007/3 n° 168 | pages 12 à 33 ISSN 0335-5322 ISBN 9782020917698 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.inforevue-actes-de-la-recherche-en-sciences- sociales-2007-3-page-12.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.87.225.188 - 18/10/2019 16:56 - © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.87.225.188 - 18/10/2019 16:56 - © Le Seuil La littérature incarne la dimension vocationnelle des activités artistiques au plus haut degré : individuelle, solitaire, enchantée, elle repose sur la dénégation des déterminismes sociaux et sur la résistance à la ratio- nalisation. L ’approche développée ici entend sortir du double écueil du subjectivisme phénoménologique qui ne saisit cette activité qu’en termes d’identité et de l’ob- jectivisme positiviste qui ne l’appréhende qu’à partir des conditions matérielles de son exercice. À rebours du réductionnisme positiviste qui la définit uniquement par ce qui la différencie des professions organisées du point de vue des conditions matérielles de son exerci- ce, le concept de champ permet de saisir cette activité dans sa spécificité, avec ses enjeux propres, ses règles de fonctionnement, ses instances, ses principes de hié- rarchisation, son capital symbolique1. L ’étude des règles du jeu plus ou moins formalisées, des modalités de reconnaissance et des conditions d’accès à cette activi- té permet aussi de sortir d’une approche subjectiviste de l’identité d’écrivain2. Si le fonctionnement du champ peut être assimilé à un jeu en ce qu’il consiste en une compétition réglée autour d’enjeux spécifiques, l’analogie avec le jeu trou- ve ses limites aussi bien sur le plan subjectif que sur le plan objectif. Sur le plan du vécu, l’illusio est un effet de champ irréductible à un jeu en ce qu’elle implique généralement un don de soi, un investissement total des agents qui subordonnent leurs autres activités et projets de vie à l’ambition littéraire. Sur le plan objec- tif, l’illusio n’est pas seulement partagée par les agents qui participent au champ littéraire mais a acquis une reconnaissance sociale qui fait que l’on ne peut assi- miler cette activité, même exercée sans contrepartie financière, à un loisir. La reconnaissance de l’écrivain par ses pairs lui procure un capital symbolique, une considération, qui lui confère une véritable position sociale dans la société3. Un des moyens d’échapper à l’alternative entre sub- jectivisme et objectivisme est de retracer le processus d’autonomisation de l’activité littéraire par rapport aux contraintes politiques et économiques et de sa diffé- renciation par rapport aux autres activités intellectuelles. Ce processus est à l’origine de l’institutionnalisation de la croyance littéraire comme fait social caractéristique des sociétés contemporaines. Étroitement liée à sa sacralisation, la croyance dans la valeur littéraire est la condition première de la for- mation de la vocation d’écrivain et l’apparition d’une forme de sacerdoce laïc au service de la beauté du style. Elle est à l’origine de l’apparition d’un groupe d’indi- vidus disposés à faire le don de leur personne à la lit- térature, allant parfois jusqu’à lui sacrifier toute leur existence, à l’instar de Flaubert, dont la vie ascétique, comme celle des saints, est devenue un modèle. Cette disposition n’est pas spécifique à la littérature. Elle caractérise toutes les activités exercées sur le mode voca- tionnel, activités généralement liées à la notion de «ser- vice» –service des autres, service de la communauté–, qu’il s’agisse de la religion ou de la science4, dont elle s’inspire du reste : la représentation du sacrifice 13 1. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. L’approche positiviste peut être illustrée par le livre récent de Bernard Lahire, La Condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La Découverte, 2006. 2. Représentée par l’ouvrage de Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, Paris, La Découverte, 2000. 3. Voir la notion weberienne de «ständische Lage» fondée sur la considération sociale; Max Weber, Économie et société, t. 1, Paris, Plon, 1971, rééd. Pocket, 1995, chap. 4 § 3, p. 395. 4. Sur les conditions de formation et d’incul- cation de la vocation religieuse, voir Charles Suaud, La Vocation. Conversion et recon- version des prêtres ruraux, Paris, Minuit, 1978. Gisèle Sapiro « Je n’ai jamais appris à écrire » Les conditions de formation de la vocation d’écrivain ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 168 p. 12-33 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.87.225.188 - 18/10/2019 16:56 - © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.87.225.188 - 18/10/2019 16:56 - © Le Seuil de la vie mondaine à une passion vécue comme voca- tion a été immortalisée par Balzac à travers la figure du savant dans La Recherche de l’absolu. Par ailleurs, cette disposition est inégalement partagée, certains écrivains pratiquant la littérature sur le mode rationalisé, ali- mentaire, ou encore comme moyen d’acquérir un sta- tut social. Mais le propos portant ici sur la formation de la vocation, cet aspect sera privilégié. La deuxième manière de sortir de l’alternative entre subjectivisme et objectivisme est d’étudier les conditions de formation de la vocation: comment devient-on écri- vain? La représentation de l’écrivain comme un être libre et indéterminé s’enracine dans un fait social5. Sous l’Ancien Régime, les écrivains échappent à l’organisa- tion corporative. Comme le rappelle Éric Walter, « les notions d’auteur, d’écrivain, de “gens de lettres/d’es- prit/de savoir” […] n’ont jamais recoupé ni un ordre, ni une classe (“condition”), ni un groupe statutaire (“corps” à titre et privilèges), ni une catégorie socioprofession- nelle (“métier”, “état”, “profession utile par elle- même”)6». L ’exercice de l’activité littéraire ne requiert aucun «droit d’entrée» formel. Il ne suppose pas d’ap- prentissage technique comparable à celui des artistes ou des musiciens. S’il nécessite une certaine éducation, il ne s’agit pas d’une compétence certifiée, sanctionnée par des titres scolaires, comme dans le cas des professions juridiques ou des enseignants. En raison de l’absence de conditions formelles d’accès au champ littéraire, les écri- vains constituent une population hétérogène du point de vue du recrutement social et des conditions d’exercice du métier, aux contours flous. Ce fait participe du main- tien de la représentation de cette activité comme indé- terminée. En comparant les enquêtes statistiques menées pour différentes périodes, complétées par des analyses de trajectoires, il est toutefois possible de porter au jour les conditions objectives qui ont favorisé la formation de la vocation d’écrivain en France et surtout sa matériali- sation chez les écrivains ayant accédé à un certain degré de reconnaissance. Les enquêtes sur lesquelles s’appuie l’analyse sont les suivantes : les trois cohortes d’auteurs consti- tuées par Robert Darnton à partir de trois éditions de La France littéraire datant de 1757 (N=1187), 1769 (N=2367) et 1784 (N=2819), la popula- tion identifiée oscillant entre un quart et deux tiers pour chaque cohorte7 ; les 560 auteurs littéraires en activité entre 1820 et 1841 repérés par James Smith Allen8 ; la population de 616 écrivains en activité entre 1850 et 1900 (nés entre 1820 et 1870) qu’a étudiée Rémy Ponton9 ; une popula- tion de 290 écrivains régionalistes nés entre 1830 et 1905, constituée par Anne-Marie Thiesse10 ; la population de 185 écrivains français en activité entre 1940 et 1944 (nés entre 1850 et 1918) que nous avons construite à partir d’un échantillon plus sélectif que les précédents11. Cette dernière est composée d’écrivains ayant acquis une reconnais- sance symbolique ou temporelle (lauréats de prix littéraires, membres d’académies, notamment l’Académie française et l’Académie Goncourt) au niveau national: plus de deux tiers d’entre eux (pas nécessairement les mêmes) ont une notice dans des anthologies contemporaines ou juste posté- rieures à la période et, si l’on se place cette fois du point de vue de la consécration sur le long terme, plus de la moitié (57,3 %) sont « entrés » dans le uploads/Litterature/ sapiro-je-n-x27-ai-jamais-appris-a-e-crire.pdf

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