Écrire l'histoire Histoire, Littérature, Esthétique 5 | 2010 Morales (1) Se rep
Écrire l'histoire Histoire, Littérature, Esthétique 5 | 2010 Morales (1) Se représenter par l’histoire : les Commentaires de César Olivier Devillers Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/elh/881 DOI : 10.4000/elh.881 ISSN : 2492-7457 Éditeur CNRS Éditions Édition imprimée Date de publication : 21 mai 2010 Pagination : 123-132 ISBN : 978-2-35698-002-1 ISSN : 1967-7499 Référence électronique Olivier Devillers, « Se représenter par l’histoire : les Commentaires de César », Écrire l'histoire [En ligne], 5 | 2010, mis en ligne le 21 mai 2013, consulté le 23 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/elh/881 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.881 Tous droits réservés 123 Olivier Devillers Se représenter par l’histoire : les Commentaires de César Olivier Devillers, « Se représenter par l’histoire : les Commentaires de Jules César » Écrire l’histoire, n° 5 – printemps 2010, 123-132 123 Dans l’historiographie antique, les Commentaires de César – sur la guerre des Gaules (sept livres), sur la guerre civile (trois livres, selon toute vraisemblance inachevés) – constituent un cas singulier. En effet, César est le principal ac- teur des événements qu’il raconte et, en ce sens, nous pourrions qualifier ses ouvrages d’autobio- graphies, ce que, du reste, les Anciens ne différen- ciaient guère, en termes de structure et de sélec- tion de la matière, des biographies 1. Pourtant, les titres qui leur ont été traditionnellement donnés, Bellum Gallicum et Bellum Ciuile, indiquent qu’ils ont été spontanément rattachés à un autre genre : la monographie, écrit consacré à l’exposé d’un évé- nement en particulier. Le premier à Rome à avoir pratiqué celle-ci aurait été Coelius Antipater, auteur d’un Bellum Punicum retraçant la deuxième guerre punique, qui ne nous est parvenu qu’à tra- vers quelques fragments 2. Une telle approche du passé était recommandée par Cicéron 3, convain- cu par ailleurs de l’impact des initiatives indivi- duelles sur le cours des destinées collectives. Elle est illustrée surtout par le De Coniuratione Catilinae et le De Bello Iugurthino de Salluste. Les titres de ces deux œuvres renvoient à des personnages mar- quants : l’agitateur politique Catilina et le roi nu- mide Jugurtha. Pour ce qui est de César, Hirtius, qui fut son « Las Cases », se réfère à ses écrits en parlant de C. Iuli Caesaris commentarii rerum gesta- rum. Certes, le terme commentarius, entendu parfois comme un recueil de notes préparatoires, n’est pas totalement étranger à ce que nous appelle- 1. Sur l’autobiographie dans l’Antiquité, voir l’ouvrage classique de Georg Misch, Geschichte der Autobiographie, t. I : Das Altertum, Leipzig, Teubner, 1907, spéc. trad. angl. A History of Autobiography in Antiquity (Part 1) (1950), Londres, 2003. La perspective en est toutefois orientée par certains a priori philosophiques ; voir Pierre-François Moreau, « Une théorie de l’autobiographie : Georg Misch », Revue de synthèse, no 3-4, 1996, p. 377-389. 2. Cicéron, Ad Atticum, XIII, 8. Sur Coelius Antipater, voir Martine Chassignet, L’Annalistique romaine, t. II, L’Annalistique moyenne, Les Belles Lettres, 1999. 3. Cicéron, Ad Familiares, V , 12, 4. rions des « mémoires » 4 ; de même, la mention du nom du dictateur indique une dimension person- nalisante. Il n’en demeure pas moins que les mots res gestae se réfèrent à la tradition de l’écriture historique, et non de l’(auto)biographie 5. La lecture conforte ce senti- ment. Les Commentaires, même s’ils sont dépourvus de préface, contiennent des passages qui appartiennent à la tradition de la « grande » histoire : descriptions détaillées de batailles (ainsi dans le livre VII du Bellum Gallicum), discours, excursus ethnographi- ques… Autres traits qui les éloi- gnent de l’(auto)biographie : l’évo- cation d’événements auxquels n’a pas participé César (leur proportion atteint 86 % dans le livre II du Bellum Ciuile, elle est également élevée dans le livre III du Bellum Gallicum) et le fait que ce n’est pas la vie entière de ce dernier qui est considérée, mais seulement – comme dans les monographies – des épisodes limités. En outre, César fait correspondre ses divisions en livres avec des années de campagne 6, ce qui n’est pas sans rappeler la tradition annalistique, confortée par l’annualité consulaire, qui consistait à évoquer le passé année par année. En tout cas, ses Commentaires ne ressemblent en rien aux écrits antiques les plus repré- sentatifs de la biographie, ceux de Cornelius Nepos (sommaires et centrés autour du héros), de Plutarque (à visée moralisatrice) ou de Suétone (construits « par rubriques ») 7. Il faut donc accepter que les écrits césariens aient été conçus de manière à paraître consacrés non à un individu, mais à des événements qui sont tenus pour majeurs dans l’histoire de Rome. Dans la relation de ceux-ci, César lui-même ne serait amené à ap- paraître que dans la mesure où il en a été un acteur. Cet acteur n’est pas désigné autrement que tous les autres, à savoir par la troisième personne. Ce mode d’autoréférence est souvent ce que l’on retient – le lecteur d’Astérix se rappelle comment René Gos- cinny ironise à cet égard 8 – et Philippe Lejeune, Olivier Devillers, « Se représenter par l’histoire : les Commentaires de Jules César » Écrire l’histoire, n° 5 – printemps 2010, 123-132 124 4. Paul Marius Martin, La Guerre des Gaules. La Guerre civile. César. César l’actuel, Ellipses, 2000, p. 18-20. 5. Il en va de même pour d’autres titres donnés par certains manuscrits : ephemeris rerum gestarum ou libri […] de narratione temporum. 6. Une exception semble constituée par les livres Ier et II du Bellum Ciuile, qui portent sur la seule année 49, mais cette division, bien qu’ancienne, est postérieure à César lui-même ; Maurice Chênerie, « L’architecture du Bellum Ciuile de César », Pallas, no 21, 1974, p. 13-31. 7. L’Agricola de Tacite doit sans doute être tenu pour un cas particulier : voir Olivier Devillers, « Le projet de Tacite en écrivant l’Agricola », in Marie Ledentu (éd.), Parole, media, pouvoir dans l’Occident romain. Hommages offerts au professeur Guy Achard, Université Lyon-III, 2007, p. 211-230. Ci-dessus et page suivante : Denier émis sous le consulat de Jules César en 44 avant JC dans l’atelier de Rome. (Ira & Larry Goldberg, vente aux enchères 46, le 26 mai 2008.) par exemple, traduit sans doute une opinion cou- ramment partagée lorsqu’il y voit le signe d’« un immense orgueil 9 ». Le trait pourrait néanmoins découler d’une posture opposée : César se serait ainsi ostentatoirement ravalé au rang de simple acteur d’événe- ments qui retiennent, eux, toute l’attention. Les Commentaires ne se- raient pas à cet égard – du moins dans leur intention affichée – des (auto)biographies, mais des histoi- res dont l’auteur est subsidiairement amené à mentionner, voire à commen- ter, son propre rôle. Le faire à la troisième personne revient à ne pas se dissocier littérairement des autres acteurs. Bref, il compose une histoire non de lui-même, mais plutôt « autour de » lui-même ; il se fond dans la trame de cette histoire plutôt qu’il ne confond celle-ci avec sa propre geste. Il n’y en a pas moins là une grande ambiguïté. Car ce choix du unus inter pares n’empêche pas, dans les faits, une valorisation tous azimuts de Cé- sar. Il est évident pour tout lecteur que ce dernier est le personnage majeur, celui dont le nom, tel un slogan, revient le plus régulièrement dans le récit (à 775 reprises, plus d’une fois sur deux en position de sujet !). Cette mise en avant est même parfois abusive, dans la mesure où, à l’occasion, il n’hésite pas à s’attribuer les mérites de ses lieutenants ou de ses ingénieurs. Apparaître de la sorte en héros – et, qui plus est, en héros positif – de campagnes militaires suffisamment significatives pour que leur soient réservées des monographies ne peut qu’être porté à sa gloire. Ou, si l’on veut traduire par une distinction typo- graphique les deux statuts du dicta- teur dans ses écrits, l’auteur/narrateur « César » honore indéniablement le person- nage/figure historique César en le plaçant au cœur de sa narration 10. Parallèlement, en renonçant au « je », il estompe la confusion entre auteur et acteur et se met en position à la fois de livrer sur ses propres actions un regard qui puisse être reçu comme extérieur et de déployer les ressources d’une technique d’écriture persuasive, empreinte de rhétorique. Cette écriture elle-même – et l’on en revient à la notion de genre – est davantage propre à l’histoire (opus oratorium, comme l’écrit Ci- céron 11) qu’à la biographie, dont les racines sont à chercher dans l’érudition 12. Olivier Devillers, « Se représenter par l’histoire : les Commentaires de Jules César » Écrire l’histoire, n° 5 – printemps 2010, 123-132 125 8. Le Domaine des dieux, p. 5, vignettes 3 et 4 ; voir Benoît Jeanjean, « Les allusions et citations latines dans Les Aventures d’Astérix le Gaulois », Anabases, no 9, 2009, p. 296-302, spéc. p. 297-298. 9. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique (1975), Le Seuil (Points Essais), 1996, p. 16. 10. Sur cette distinction entre « César » et César, voir l’article stimulant de John Henderson, uploads/Litterature/ se-representer-par-l-x27-histoire 1 .pdf
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- Publié le Dec 15, 2021
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