Cahiers d’Histoire, volume XXVI, n°2 - Hiver 2007 Philippe Poirrier Professeur

Cahiers d’Histoire, volume XXVI, n°2 - Hiver 2007 Philippe Poirrier Professeur d’histoire contemporaine Département d’histoire Université de Bourgogne Préface. L’histoire culturelle en France. Retour sur trois itinéraires : Alain Corbin, Roger Chartier et Jean-François Sirinelli Depuis quelques décennies, l’histoire culturelle s’affi che en tant que telle au sein du paysage historiographique français1. Chapitre spécialisé au sein des bilans de la discipline historienne, publication d’ouvrages manifestes, de numéros thématiques de revues, de synthè- ses également, créations de postes spécialisés au sein des universités témoignent à la fois d’une réelle institutionnalisation et d’une meilleu- re visibilité2. Cette incontestable montée en puissance s’accompagne de réticences certaines, plus ou moins explicitement formulées. L’his- toire culturelle souffrirait d’un manque de cohérence ; d’une pluralité de pratiques qui rendraient caduques son projet intellectuel. L’analyse de l’itinéraire de trois chercheurs offre la possibilité de saisir les contours de cette histoire culturelle, et la diversité qui la caractérise au sein du paysage historiographique français3. Alain Corbin : une histoire des sensibilités Alain Corbin (1 936-) est assurément l’un des historiens les plus innovants du second vingtième siècle en France. Avant de se recon- naître sous l’appellation d’« historien du sensible » — titre d’un livre 1. Pour une démonstration plus complète, nous nous permettons de renvoyer à Philippe Poirrier, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004. 2. Laurent Martin et Sylvain Venayre, dir., L’histoire culturelle du contemporain, Paris, Nouveau Monde, 2005 et Pascal Ory, L’histoire culturelle, Paris, PUF, 2004. 3. Le meilleur guide : Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Les courants historiques en France. 1 9e-20e siècle, Paris, Armand Colin, 2005. 50 Cahiers d’Histoire, volume XXVI, n°2- Hiver 2007 entretien qu’il publie en 2000 —, celui-ci a participé aux logiques qui gouvernaient le paysage universitaire des années cinquante et soixante. À l’aube des années soixante, son projet initial d’une histoire des gestes ne peut aboutir, et le jeune agrégé d’histoire se voit attri- buer le Limousin dans le cadre du vaste projet d’une histoire écono- mique et sociale de la France impulsée sous l’égide d’Ernest Labrous- se. Bertrand Gille dirige la thèse avec l’aval du maître. La spécifi cité limousine ne permet pas d’appliquer dans toute son orthodoxie le questionnaire labroussien, ce qui conduit Alain Corbin à opérer un premier glissement en direction d’une histoire anthropologique qui accorde une grande importance à l’analyse de la structure de la fa- mille, du comportement biologique, du processus d’alphabétisation, du système de croyances, et du réseau des tensions et des solidarités au sein des communautés villageoises. La thèse soutenue — Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siè- cle (1 97 5) —, il s’engage, de livre en livre, à partir d’objets de recher- che divers, des formes du désir de la prostituée au paysage sonore des campagnes, dans la construction d’une histoire du sensible : Les Filles de noce (1 978) ; Le miasme et la jonquille (1 982) ; Le Territoire du vide (1 988) ; Le Village des cannibales (1 990) ; Les cloches de la terre (1 994) ; L’homme dans le paysage (2001). Avec Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot (1 998) Alain Corbin part « sur les traces d’un inconnu ». Les paradigmes de l’histoire sociale traditionnelle sont ici radicalement inversés. L’auteur se démarque à la fois de l’histoire sociale quantita- tive et sérielle, telle qu’elle s’est incarnée après la Seconde Guerre mondiale avec Fernand Braudel et Ernest Labrousse, et de la « micro- histoire » et son ambition de construire une histoire « au ras du sol ». En récusant le collectif et les individualités exceptionnelles, il propose un véritable défi méthodologique : reconstituer le système de repré- sentations au travers duquel le monde et la société ont pu apparaître à un « Jean Valjean qui n’aurait jamais volé de pain ». La méthode pri- vilégiée accorde une place essentielle, et assumée, à la position de l’historien. Cette histoire des sensibilités s’affi rme comme l’une des modalités les plus en vue de l’histoire culturelle. Le souci de percer, hors de tout anachronisme psychologique, le secret des comportements des indi- vidus qui nous ont précédés, au croisement des émotions et des re- présentations, de l’imaginaire et des sensibilités colore l’ensemble de son œuvre. Alain Corbin privilégie une relation différente à l’égard de la trace et du matériau documentaire mobilisés. L’extension de la no- 51 Préface. L’histoire culturelle en France... tion de source, en direction notamment des sources littéraires, est associée à un intérêt soutenu pour leur construction contextualisée. Le souci de restituer les logiques discursives de ses traces est redou- blé par le travail de médiation de l’historien, par l’écriture ou lors de ses prestations orales, en séminaire notamment. Cette histoire com- préhensive, quelque peu en marge des pratiques dominantes de l’his- toriographie française, est légitimée par un désir d’histoire qui ne s’encombre pas d’usages sociaux à décliner. Après avoir enseigné à Limoges (1 968-1 969) et à Tours (1 969- 1 986), Alain Corbin occupe, à partir de 1 987 , une chaire à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne. Désormais au cœur du dispositif de formation doctorale, membre senior de l’Institut universitaire de France de 1 992 à 2002, il reste pourtant un franc tireur, prudent dans l’affi chage des ruptures qu’il incarne par rapport à ses pairs. Il oriente les recherches de nombreux chercheurs qui, à sa suite, développent des travaux sur les perceptions de l’espace, des paysages et des iden- tités régionales ; proposent une relecture politique de l’histoire du XIXe siècle ; et accordent une priorité aux sensibilités et aux imaginai- res sociaux4. La large réception en France des travaux d’Alain Corbin a cependant suscité quelques réserves chez certains historiens qui voient là une forme de dissolution de l’histoire sociale. À l’étranger, notamment au Japon et aux États-Unis, les ouvrages d’Alain Corbin, le plus souvent traduits, rencontrent un large succès, et incarnent un « tournant culturel à la française » (Dominique Kalifa)5. Roger Chartier : une histoire culturelle du social Roger Chartier (1 945-) est l’un des premiers historiens français à proposer une défi nition clairement affi chée de l’histoire culturelle. À partir de la fi n des années soixante-dix, plusieurs de ses textes visent à montrer les singularités de cette « histoire culturelle » qu’il appelle de ses vœux. Les réfl exions épistémologiques et historiographiques de l’auteur s’accompagnent d’un travail empirique constitué de recher- ches personnelles et de direction d’ouvrages collectifs, qui sont autant de mises en œuvre des approches préconisées dans les textes plus théoriques. Cette caractéristique renforce incontestablement les pro- positions de Roger Chartier. Il est, en 1 97 5, l’un des plus jeunes contri- 4. Anne-Emmanuelle Demartini et Dominique Kalifa, dir., Imaginaire et sensibilités au XIXe siècle, Études pour Alain Corbin, Paris, Créaphis, 2005. 5. Dominique Kalifa, « Alain Corbin and the Writing of History », French Politics, Culture & Society, 22, 2 (2004). 52 Cahiers d’Histoire, volume XXVI, n°2- Hiver 2007 buteurs de la trilogie Faire de l’histoire dirigée par Jacques Le Goff et Pierre Nora. Il co-dirige en 1 978 la Nouvelle histoire, dirige en 1 986 le troisième volume de l’Histoire de la vie privée et co-dirige, avec Henri- Jean Martin, la monumentale Histoire de l’édition française publiée à partir de 1 982. Lectures et lecteurs dans la France de l’Ancien Régime (1 987), Les Usages de l’imprimé (1 987), Les origines culturelles de la Révo- lution française (1 990) confi rment la visibilité des approches préconi- sées par l’auteur, bien au-delà des seuls modernistes et/ou spécialis- tes de l’histoire du livre. Son ancrage institutionnel se renforce parallèlement : assistant d’histoire moderne à l’université de Paris I- Panthéon Sorbonne, élu en 1 97 5 maître assistant à l’École des hautes études en sciences sociales, Roger Chartier devient directeur d’étu- des en 1 984. Le milieu des années quatre-vingt est aussi le temps de la reconnaissance internationale (surtout nord-américaine dans un pre- mier temps) des travaux de l’historien du livre et de la lecture. La pu- blication en 1 988 d’un recueil d’articles sous le titre Cultural History est à ce titre un moment clef6. Un texte de Roger Chartier, publié dans un numéro spécial des Annales à l’automne 1 989 sous le titre « Le monde comme représenta- tion », permet de comprendre les principaux déplacements des pro- blématiques à l’œuvre7. La couverture de la revue présente l’article comme une « redéfi nition » de l’histoire culturelle et place l’article dans un ensemble de textes qui visent à répondre à l’appel de la rédac- tion publié en mars-avril 1 998 : « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ». C’est dans cette conjoncture historiographique que l’article est publié en France. Roger Chartier ouvre son propos en révoquant « en doute » le point de départ de l’éditorial des Annales qui postulait simultanément la crise générale des sciences sociales et la vitalité maintenue de la discipline historique8. L’auteur expose les 6. Roger Chartier, Cultural History. Between Practices and Representations, Cambridge, Polity Press-Cornell University Press, 1 988. 7 . Roger Chartier, « Le monde uploads/Litterature/ histoire-culturelle-france.pdf

  • 23
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager