socius : Ressources sur le littéraire et le social La “socialité” du texte litt

socius : Ressources sur le littéraire et le social La “socialité” du texte littéraire : de la sociocritique à l'analyse du discours. L'exemple de L'Acacia de Claude Simon Ruth Amossy On peut se demander, en cette première décennie du xxie siècle, ce qu’il est advenu de la sociocritique née au début des années 1970 autour de la revue Littérature et des travaux de Claude Duchet. En France, le vocable n’a presque plus cours et on a pu constater ce qu’il faut bien appeler une désaffection progressive. Pourtant, le projet sociocritique proposait d’explorer un aspect essentiel de la littérature dont il semble difficile de faire l’économie : la socialité ou dimension sociale des textes littéraires. Il entendait appréhender celle-ci, non pas aux alentours de l’écrit, dans ce qu’il est souvent convenu d’appeler le contexte, mais dans la matérialité même du discours. Selon Duchet, c’est parce qu’il est langage, et travail sur le langage, que le texte littéraire dit le social1. Il ne le fait pas seulement à partir de sa thématique, mais aussi à travers ses façons de dire, de moduler le discours social, d’orienter le regard du lecteur sur le réel. Tel reste jusqu’à ce jour le principal intérêt de la sociocritique. Recherchant la dimension sociale au cœur même de l’écriture, elle engage à découvrir ce que les textes nous révèlent de la société passée et présente, même lorsqu’ils se refusent à en traiter explicitement. Un poème de Laforgue, un récit de Gracq ou de Pinget, ne disent pas moins le social qu’un roman de Balzac, de Zola ou de Maupassant. Comment expliquer qu’un questionnement aussi fondamental n’ait pas trouvé plus d’échos ? Sans doute cette question comporte-t-elle diverses réponses. La première tient à l’obédience marxiste du premier courant sociocritique. A sa manière, qui différait de celle d’un Lukacs ou d’un Goldmann, Duchet entendait dévoiler l’idéologie qui se dissimule dans le texte, en dénoncer les effets aliénants ou en souligner le pouvoir de démystification. Or les considérations sur l’idéologie semblent depuis longtemps passées de mode, et les enjeux socio-politiques des analyses marxisantes relégués au grenier. Le deuxième facteur tient à l’impasse méthodologique dans laquelle s’est assez rapidement enfermée la sociocritique en raison de son assise structuraliste. La sociocritique a en effet émergé au moment où les études littéraires, à l’instar d’autres sciences humaines, prenaient exemple sur la linguistique structurale et privilégiaient le systémique. Tenir compte du social non aux alentours de l’œuvre, 1 / 17 Phoca PDF socius : Ressources sur le littéraire et le social mais à l’intérieur même de la logique textuelle, tel était le défi qu’il s’agissait de relever dans les cadres d’analyse héritées du formalisme russe et du structuralisme. A cette tâche incommode s’est éventuellement ajoutée celle, non moins délicate, d’articuler une étude intra-textuelle avec une sociologie de la littérature dérivée de Bourdieu, attentive aux positions et aux positionnements dans le champ littéraire. On voit donc ce qui fait à la fois la force, et la faiblesse, de la sociocritique. Elle porte un projet fondamental et puissant, celui de montrer que le social n’est pas une réalité externe que le discours s’efforce de mimer, mais un élément intrinsèque du discours qui s’investit dans le lexique, le maniement du discours social, la mise en forme esthétique. Cette approche abolit ipso facto la traditionnelle division du texte et du contexte et analyse les modalités selon lesquelles le langage construit le réel plutôt qu’il ne le reflète. Sa faiblesse réside néanmoins dans le fait qu’elle reste en partie tributaire d’une approche qui recherche la socialité dans les structures profondes du texte et dans le travail de l’écriture pris en-dehors de sa dimension communicationnelle. Ce faisant, la sociocritique a eu tendance à autonomiser et hypostasier le Texte littéraire, dans un geste qui le distingue de tous les discours environnants et le pose dans une problématique unicité. L’alliance du projet sociocritique avec les sciences du langage s’est renouée au tournant du siècle à partir d’un déplacement majeur, qui a permis de pallier les insuffisances de l’approche marxiste et structuraliste des débuts. Dans l’ensemble, la socialité du texte littéraire est désormais appréhendée dans sa dimension communicationnelle et interdiscursive. Dans cette perspective, le texte littéraire relève d’un fonctionnement discursif généralisé à l’intérieur duquel seul il peut acquérir une spécificité. Il n’est pas essentiellement différent des autres discours, si bien qu’on peut parler de « discours littéraire » en lieu et place du Texte hypostasié (C’est le titre du livre de Maingueneau publié en 2004). Ce fonctionnement global comprend un dispositif d’énonciation au sein duquel le locuteur (ou le scripteur) manie le langage à l’intention d’un allocutaire (ou d’un lecteur implicite). C’est donc dans une visée communicative, elle-même tributaire d’une situation de discours, qu’il reprend et retravaille le discours ambiant ─ ce qu’Angenot appelle le « discours social3 ». On comprend dès lors que la socialité soit inhérente au langage, qu’il soit ou non littéraire. Tout d’abord, elle s’inscrit dans l’énonciation, où il importe de voir qui parle à qui, dans quel rapport de places, et sur la base de quelles images de soi et de l’autre. Ce dispositif d’énonciation s’inscrit dans une situation de discours globale qui 2 / 17 Phoca PDF socius : Ressources sur le littéraire et le social comprend des données souvent catégorisées comme contextuelles, mais qui font en réalité partie intégrante de l’échange verbal. Ce dernier est par ailleurs modelé par les règles du genre de discours dans lequel il s’inscrit, genre qui est lui aussi déterminé par les découpages institutionnels d’une société donnée. Dans ces cadres de communication, le discours manifeste sa socialité par le choix d’un lexique, par ses codes et ses clichés, par ses argumentaires, par l’imaginaire social dont il se réclame et par les discours ambiants qu’il tisse dans sa propre trame. Il restitue les éléments verbaux d’ores et déjà imprégnés de significations et de valeurs sociales sous des formes nouvelles, parfois inédites, qui construisent une vision du réel tantôt conventionnelle et tantôt innovante, voire franchement révolutionnaire. C’est dans ce sens que la dimension sociale du texte littéraire, comme d’ailleurs de tout discours, apparaît comme constitutive. Sans doute des préoccupations d’ordre linguistique attentives à la situation de discours figurent-elles déjà dans les ouvrages de Pierre Zima10 intitulé « Analyse du discours et sociocritique ». Avant de passer à une analyse concrète susceptible d’exemplifier les principes mentionnés plus haut, il importe de préciser que l’analyse du discours littéraire, comme la sociocritique, entend s’articuler sur une perspective sociologique inspirée de Bourdieu. Dans cette optique, l’écrivain est perçu comme un agent qui doit se faire une place dans l’ensemble des courants et écoles existants pour obtenir une reconnaissance des instances autorisées, de ses pairs, ou encore du grand public. Comme les travaux des sociologues de la littérature l’ont bien montré, les choix esthétiques, mais aussi idéologiques, et les novations marquantes, obéissent à la logique du champ ou tout au moins s’inscrivent dans les possibles d’une époque. Ainsi, l’interaction inscrite dans le discours entre le locuteur et son allocutaire est doublée par celle qui relie l’instance auctoriale (un nom sur une couverture et une image d’auteur qui circule dans l’interdiscours) à son public, et celle-ci à son tour renvoie à la communication qui s’établit entre un écrivain professionnel et ses publics dans le champ de son époque. Interrogeons dans cette perspective la dimension sociale, longtemps négligée, d’une œuvre avant-gardiste, en l’occurrence L’Acacia de Claude Simon11. Dans le bref espace qui m’est dévolu, je me contenterai d’esquisser la façon dont sa socialité peut être étudiée à plusieurs niveaux : 3 / 17 Phoca PDF socius : Ressources sur le littéraire et le social (1) Le traitement complexe des voix et des points de vue narratifs, la rupture de la linéarité, bref, une certaine opacité de l’écriture de Claude Simon, ont contribué à gommer sa dimension discursive en donnant l’impression d’un texte intransitif. Il importe de marquer la présence et l’importance d’un dispositif énonciatif au sein duquel l’échange acquiert sa dimension sociale. (2) Dans le cadre de cet échange socialisé peut se déployer un récit qui explore la relation problématique de l’individu à la société sur une durée d’un siècle à partir de trois niveaux temporels, les années 1980, les années 1930 et les années 1880-1919. Il adopte pour ce faire les modalités du questionnement plutôt que de l’analyse explicative12. (3) Si le rapport au social qui se dit dans le dispositif énonciatif inscrit dans le texte est longtemps passé inaperçu, c’est que le roman de Claude Simon a fait l’objet d’une réception qui s’explique dans une logique non plus purement interne, mais institutionnelle. L’image de l’auteur en Nouveau romancier, le positionnement de l’écrivain dans le champ, ont provoqué des lectures « désocialisées » que l’évolution du champ littéraire et la position de l’œuvre en son sein ont peu à peu modifiées. Il s’agit là d’un phénomène relevant lui aussi d’une analyse sociologique. I. Le dispositif énonciatif et la situation de discours Dans un article de Poétique, Franc Schuerewegen notait à propos de Claude Simon : « ici, on ne raconte uploads/Litterature/ socius-la-socialite-du-texte-litteraire-de-la.pdf

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