SONIA ANTON *STYLE, POÉTIQUE ET GENÈSE : PROPOSITIONS DE LECTURE DE LA CORRESPO

SONIA ANTON *STYLE, POÉTIQUE ET GENÈSE : PROPOSITIONS DE LECTURE DE LA CORRESPONDANCE GÉNÉRALE D’OCTAVE MIRBEAU Les lettres constituant la Correspondance générale d’Octave Mirbeau nous donnent à lire une correspondance d’écrivain dans sa pleine acception, c’est-à-dire qui accompagne et prolonge l’œuvre publiée, éclaire et enrichit la compréhension et la pratique que nous avons de celle-ci. On y reconnaît un style, qui se construit avec complexité, dans un mouvement parallèle à celui qu’emprunte le style des romans. Ces lettres définissent ou reflètent également de nombreux aspects de la poétique mirbellienne, de même qu’elles portent en elles toute l’histoire de la production des œuvres. Elles accompagnent enfin la construction progressive de la figure littéraire. À l’occasion du travail de chronique que nous avons eu l’occasion de mener sur ces deux premiers volumes (Revue de L’Aire1), puis de la lecture des lettres qui constitueront le troisième volume2, nous avons pu dessiner quelques propositions de lecture qui resteront à explorer, à développer et à approfondir. Le premier volume de la Correspondance générale3 d’Octave Mirbeau rassemble les lettres produites entre 1862 et 1888, adressées essentiellement à des amis, pour la plupart écrivains et artistes, et à des personnalités du monde de la presse. Deux parties ont été dessinées et renvoient en effet à deux moments d’activité épistolaire différents : la première nous donne à connaître les missives du collégien, du jeune bachelier puis du chroniqueur et critique ; la seconde commence en 1886, année qui coïncide avec la rédaction du Calvaire, et l’entrée officielle de Mirbeau en littérature, pour le moins en son nom propre. Nous avons recherché dans ce corpus les éléments qui pouvaient nous renseigner sur la genèse, sur la construction des œuvres, puis sur l’émergence d’une poétique mirbellienne, en faisant porter plus précisément notre attention sur deux aspects : le style déployé et le positionnement de Mirbeau en écrivain. Les lettres qui s’étendent jusqu’en 1885 et appartiennent à l’époque où Octave Mirbeau ne publie pas encore en son nom, sont précieuses sur ces deux points. Elles nous renseignent en effet sur l’héritage littéraire de l’auteur, nous livrent les premières manifestations d’une veine pamphlétaire et annoncent enfin les multiples contradictions qui vont habiter l’écrivain. Ces missives de l’adolescent, majoritairement adressées à un ami d’enfance Alfred Bansard des Bois, relèvent de la catégorie des lettres de formation, telles que les ont produites de nombreux écrivains, et elles déploient des motifs topiques : la difficulté ou souvent l’ennui des études et des collèges (« voilà la maudite cloche du réfectoire », p. 45), l’enthousiasme des premières lectures, les projets. Les spécialistes de Mirbeau ont insisté sur l’importance des lettres à Alfred Bansard des Bois en tant qu’elles donnent à découvrir l’apprenti écrivain4. Ces textes portent fortement l’empreinte de l’héritage romantique, dans le choix d’une posture mélancolique en particulier, comme pourraient en témoigner de nombreuses citations. Sur l’amitié, notamment : 1 Revue de l’Aire : lettre et utopie, n° 30, hiver 2004, p. 227 ; Revue de l’Aire : lettre et poésie, n° 31, hiver 2005, p. 296. 2 Nous remercions l’éditeur Pierre Michel qui nous a proposé de parcourir le tapuscrit du volume avant même qu’il ne soit édité. 3 Octave Mirbeau. Correspondance générale, Tome premier / édition établie, présentée et annotée par Pierre Michel avec l’aide de Jean-François Nivet, L’Age d’Homme, 2002. 4 Voir MICHEL Pierre et NIVET Jean-François, « Alfred Bansard des Bois : de l’amitié à la littérature » p. 57- 59 dans Octave Mirbeau : l’imprécateur au cœur fidèle : biographie, Librairie Séguier, 1990 ; LEVY Alexandre, « Mirbeau épistolier : lettres à Alfred Bansard », Cahiers Octave Mirbeau, n°4, Société Octave Mirbeau, 1999, pp. 33- 46. 1 Oui, ces amis froids, indifférents, on les voit un instant, ils apparaissent au collège, puis ils passent, ils vont se confondre dans cet océan du monde, et bientôt l’oubli a passé sur eux et les a enveloppés de son ombre impénétrable. (6 avril 1864, p. 49). Le jeune homme fait référence au « suave Lamartine » (p. 61) et à Oberman (p. 81). En « apprenti écrivain » en effet, il exploite à l’envi toutes les métaphores et les clichés lexicaux tributaires d’une littérature classique et convenue : « le doux murmure du vent » (p. 58), « le saint concert [de la nature] » (p. 58), « les larmes brûlantes » (p. 59), « les douceurs enivrantes de la danse » (p. 52), etc. Les topoï sont aussi épistolaires, avec l’usage de la lettre comme lieu d’épanchement lyrique : « Au moment où je t’écris, je n’en puis plus, mes larmes errent sur cette lettre. » (6 avril 1864, p. 49). Parallèlement, Mirbeau sait aussi tourner cette langue en dérision et s’en distancie à plusieurs reprises. Les contradictions de l’auteur, qui sait à la fois faire usage d’une « rhétorique bien huilée5 » et formuler le désir de renouveler la langue et la littérature, se dessinent dès la première jeunesse. On relèvera l’ironie des développements suivants, qui font mention des « contraintes poétiques insignifiantes », et dressent un portrait ridicule de la figure et du style du poète : Je ne prendrai pas ma lyre, mon bien cher Alfred, pour répandre sur ton front des flots d’harmonie et de louanges. Nous nous connaissons trop pour user de ces contraintes poétiques et insignifiantes. Retombons dans la réalité, et laissons nos vapeurs poétiques aux échos nocturnes de la plaine. (8 août 1865, p. 55). J’ai toujours eu pour la neige une profonde aversion […] Je sais bien que les poètes, les petites personnes nerveuses, et les académiciens de province ont toujours trouvé dans les blancs flocons de neige des sentiments plus ou moins fantasques, et des comparaisons virginales et éthérées. ([9 mars 1867], p. 73). Avec une part d’esprit potache, c’est le sexe qui vient aussi distordre les clichés. Sur Paris : Chaque jour, je vois lever l’aurore et chaque jour je me dis : quand donc pourrai-je embrasser cette terre bénie, arrosée par les sécrétions vaginales de tant de jolies femmes ? » ([avril 1867], p. 77). À plusieurs reprises, il n’est pas aisé de déterminer si Mirbeau use d’une rhétorique romantico-symboliste à son propre compte ou s’il l’exploite avec ironie. L’éditeur insiste sur cette part de doute : « Exercice de style ? Ou restes d’un romantisme mal éteint ? Difficile à dire6… ». Un exemple de ces passages qui font douter, tant l’excès frôle la parodie. Sur les illusions passées : « illusions fugitives, fantômes diaphanes que nous ne pouvions saisir que dans le monde de l’idéal et du vague, flammes brillantes, qu’un souffle faisait évanouir, étoile scintillante, qu’un nuage dérobait à nos yeux enchantés. » (8 août 1865, p. 56). Après la période de l’adolescence, et alors que Mirbeau entame sa carrière de journaliste, notre attention a été attirée par les développements où nous reconnaissons la plume du pamphlétaire. Les cibles de l’épistolier sont celles contre lesquelles l’écrivain n’aura de cesse de se dresser : l’Église, la bourgeoisie catholique bien pensante, les hommes de loi, les politiciens, etc. Le style est déjà là aussi, dans les lettres qu’il continue à adresser à Alfred Bansard des Bois, puis à Paul Hervieu, à partir de 1883, qui va devenir son interlocuteur privilégié. Les procédés de l’accumulation, de l’exclamation indignée, le recours injurieux au bestiaire, les métaphores dépréciatives, la caricature, la violence verbale, annoncent le Mirbeau polémiste et imprécateur que nous connaissons. Sur un mauvais écrivain, Louis Veuillot : « ce chien caniche qui veille aux portes de la religion catholique, de peur qu’on aille déposer des ordures autour de ce monument en ruine, j’ai 5 MICHEL Pierre, Préface à la Correspondance générale, Tome premier, p. 22. 6 Ibid, p. 62. 2 lu son livre. C’est parfaitement bête, scandaleux, et surtout cruellement ennuyeux. » ([20 février 1867], p. 71). Sur les juristes, que Mirbeau pratique alors qu’il fait son droit : « le droit, quelle horrible chose ! C’est comme les humeurs froides, les scrofules, la syphylis [sic] ! Quels sauteurs que ces jurisconsultes ! Ah ! bélîtres et cancres, crétins et goitreux ! Puissiez-vous être pendus, bouillis, pilés au mortier, donnés aux porcs ! » ([novembre 1867], p.104) Sur les obligations militaires et la figure du sous-préfet : « Je ne te dirai rien de la fameuse réorganisation militaire de l’armée. J’ai foi dans les bons sentiments du corps législatif […] et j’espère qu’à la lueur de sa lanterne, ces plans absurdes s’évanouiront, rêves de cerveaux abrutis et grognards aux moustaches retroussées. » ([9 mars 1867], p. 73) ; « J’ai amené, du baquet aléatoire que notre palmipède de sous-préfet décore du nom pompeux… d’urne - je n’ai jamais su pourquoi - le numéro 52 » ([3 février 1869], p. 131). Nous pourrions multiplier les exemples. Stylistiquement, nous insisterons aussi sur l’art de la formule polémique à deux termes qui fait chute. La presse est « le conservatoire des vieilles formules et des traditions pourries » (p. 204), un journal honnête devra dire la vérité « aux petits bouffis du monde et uploads/Litterature/ sonia-anton-style-poetique-et-genese-propositions-de-lecture-de-la-quot-correspondance-generale-quot-d-x27-octave-mirbeau.pdf

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