L'Information Grammaticale Les Liaisons dangereuses : Étude stylistique de la l
L'Information Grammaticale Les Liaisons dangereuses : Étude stylistique de la lettre 109 Anne-Marie Garagnon, Jean-Louis Boissieu (de) Citer ce document / Cite this document : Garagnon Anne-Marie, Boissieu (de) Jean-Louis. Les Liaisons dangereuses : Étude stylistique de la lettre 109. In: L'Information Grammaticale, N. 79, 1998. pp. 27-34. doi : 10.3406/igram.1998.2847 http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_1998_num_79_1_2847 Document généré le 16/10/2015 LES LIAISONS DANGEREUSES Étude stylistique de la lettre 109 Anne-Marie GARAGNON et Jean-Louis de BOISSIEU Datée du 1 0 octobre, la lettre 1 09 prend place dans les suites immédiates de la séduction de Cécile par Valmont. C'est en effet le 30 septembre au soir que le Vicomte réussit à s'introduire dans sa chambre, sous prétexte de lui remettre la clef qui facilitera ses entretiens avec Danceny. Il en profite pour séduire Cécile, qui succombe. Selon la vision stéréo- scopique habituelle dans le roman, cette chute donne lieu à une double relation : lettre 96 de Valmont, lettre 97 de Cécile, adressées au même destinataire, Mme de Merteuil. Le lendemain, 1er octobre, le séducteur trouve cependant porte close (99), et se plaint à la Marquise des bizarreries de conduite de sa jeune protégée. Mme de Merteuil ne répond que le 4 octobre aux aveux de Cécile, dans une lettre pleine d'ironie (105) où, se moquant de sa désolation, elle lui conseille de se raccommoder avec Valmont et dans l'optique d'une « philosophie du partage », de ne pas se priver de ce qu'il peut lui apporter. Elle lui demande de remettre sa lettre à Valmont, ce qui lui fournira une occasion de le revoir. Dans cette lettre 109, dont nous étudions ici les quatre premiers paragraphes, Cécile informe Mme de Merteuil qu'elle a respecté ses instructions. Elle a gardé sa lettre quatre jours, puis, il y a deux jours, s'est décidée à recevoir de nouveau Valmont. La chronologie précisée, elle réfléchit à sa situation, désormais complexe, vis- à-vis de Gercourt, auquel elle est promise, et de Danceny, qu'elle aime. Mais les avis de la Marquise sur les bénéfices à tirer d'un partage ont déjà fait leur chemin. I. CODES GÉNÉRIQUES (D A. De quelques usages 1) Le respect des conventions mondaines La situation actantielle du destinateur (Cécile) et du destinataire (la Marquise de Merteuil) présuppose une hiérarchie entre la jeune fille, la femme encore jeune, la pensionnaire fraîchement sortie du couvent et l'actrice consommée du grand théâtre du monde (2). Ce respect des règles de la politesse sociale s'inscrit naturellement dans la série des marques de la déférence : placé derrière le premier groupe 1 . Pour une définition et un essai de typologie formelle, on se reportera au livre de F. Calas, Le Roman épistolaire (Paris, Nathan, Collection 128, 1996), dont le chapitre 8 (p. 92-108) porte sur « la voix libertine des Liaisons dangereuses». Outre une bibliographie des ouvrages généraux et des études sur les auteurs (dont Laclos), on y trouvera un précieux glossaire des notions indispensables à la stylistique du genre. rythmique, Pappellatif Madame (1. 1 ) contraste avec les apostrophes protectrices et Phypocoristique des consolations hypocrites de 1 05 (Petite, la pauvre enfant, mon bel ange, petite fille, bel ange, mon cur), et s'accompagne du vous- soiement, absent des lettres de Cécile à Sophie Camay (1, 3, 7, 14, 16 ...). Dans l'espace de l'allocution, et par le biais de la comparaison, s'instaure un clivage analogue à celui qui, dans la délocution et au sein même de 1 09, caractérise le double designatif, le cérémonieux M. de Valmont (1. 2 et 13) face au simple Danceny (3) (1.10). Faisant rituellement du destinateur, sinon un débiteur, du moins un obligé du destinataire, les formules d'usage du code épistolaire (faire l'honneur, 1. 1-2) tranchent, par anticipation, avec le lexique familier, tandis que se multiplient 2. C'est la métaphore qu'utilise la Marquise de Merteuil dans la lettre 81 , p. 268 de l'édition prescrite pour le concours (Paris, G.F. Flammarion, Nouvelle édition de R. Pomeau, 1996), édition à laquelle renvoient toutes les références de la présente étude. Rappelons à propos de cette image sécularisée et pervertie du theatrum mundi que notre ouvrage Commentaires stylistiques (Paris, Sedes, 3« édition, 1 997) a proposé l'explication d'un fragment de cette longue lettre autobiographique (p. 268-269, de « alors je commençai à déployer... » à « ne tiens-je pas la chevelure sous le ciseau ! »). Provenant de l'édition de L. Versini (Paris, Pléiade, 1979, p. 174-175), le texte étudié diverge de celui de l 'édition de René Pomeau par des faits minimes de typographie et de ponctuation. 3. Le nom propre intervient dans un curieux syntagme bi-nominal l'idée de Danceny, qui figurait déjà dans la lettre 97 (L'idée de Danceny me met au désespoir, p. 314) et se transforme, dans la suite de 109, en son idée, avec déterminant possessif ou personnel (p. 358). Dans cette relation, qui ne marque pas l'appartenance du déterminé au déterminant, le nom propre est analysable : soit en apposition indirecte, impliquant la cc-référence des deux éléments (= « l'idée qu'est/que constitue Danceny »). Le tour se classe alors dans les catégorisations discursives « entre un nom à valeur générale classifiante et le réfèrent particulier désigné par son complément » (M. Riegel, J.C. Pellat, R. Rioul, Grammaire méthodique du français, p. 1 88), sur le modèle du pseudonyme que s'est forgé Mme de Merteuil (le renom d'invincible, p. 268). soit en complément de relation (= « l'évocation de Danceny, le fait de penser à lui »). Calque du génitif objectif du latin, la construction est de type actantiel, et fait du déterminant le complément d'objet (ou « sujet passif ») du verbe que nominalise le déterminé (s « elle pense à / se préoccupe de Danceny »). Alors que pour certains supports substantivaux (la peur des ennemis, l'amour de Dieu) l'ambiguïté entre actif et passif s'est maintenue, pour d'autres (l'effroi des enfants), il y a eu spécialisation. Dans le cas d'idée, l'actif est acquis pour l'expansion nominale animée (l'idée de Pierre; cf. « Pierre pense »), le « passif » se rencontre pour l'inanimé comme pour l'infinitif (l'idée d'un voyage, de faire un voyage; cf. « on, pense à [faire] un voyage »). C'est là sans doute que réside l'incorrection de Cécile, que dans la lettre 47, p. 1 78, Valmont évite, en écrivant non pas « l'idée d'un buveur hollandais », mais L'idée sublime que nous nous étions formée d'un buveur hollandais, quoiqu'on trouve également sous sa plume le syntagme son idée (lettre 1 25, p. 408). L'Information grammaticale n° 79, octobre 1998 27 les atténuateurs lexicaux et modaux. Au futur catégorique de Mme de Merteuil dans la lettre 105 (Vous me manderez si vous vous en trouvez bien, p. 347) répond, avec stricte correspondance de patron syntaxique, un conditionnel simple Vous me feriez bien plaisir de me mander W si tout ça est vrai, I. 26.27, dont l'atténuation illocutoire tient à la convergence de plusieurs procédés : formulation implicite d'une possible entrave (= « si j'osais, si vous autorisiez une demande »), emploi d'une locution verbale de langue qui privilégie la réception sur l'émission (faire plaisir), rejet du procès dans le potentiel, et de ce fait mise à distance polie ou prudente. À noter d'ailleurs que dans ce cas usuel d'acte de langage indirect, la réinterprétation injunctive de la déclaration est comme laissée au bon vouloir du correspondant. Pour figée que soit cette organisation ascendante des rangs, des âges et des situations, elle laisse, au fil de la lettre, entrevoir une évolution, qu'il s'agisse de l'adresse directe à l'autre (le Madame initial devient un ma bonne amie en clausule, p. 359), ou de la manifestation des sentiments interpersonnels (le respectueux faire l'honneur, 1. 2-3, s'efface devant faire bien plaisir, I. 26, le modificateur intensif bien accentuant encore la confiance et la spontanéité dont témoignent les changements phraséologiques). 2) Discours et récit Le passage d'une information d'ordre épistolaire (J'ai remis... la lettre, je l'ai gardée, je la cachais, la relire) et psychologique (le chagrin me reprenait, l'épistémiqueye croyais, il y a bien du plaisir...) à la narration proprement dite des deuxième et troisième paragraphes correspond au schéma habituel de l'« instrument et acte de communication » (5) que constitue la lettre. Mais la structure du texte est, quant à elle, caractéristique de son scripteur. « Enfantine encore » et démunie par « l'insuffisance de la formation reçue en son couvent » (6), Cécile ne met aucunement ses idées en forme (cf. en II, l'étude des liaisons). À la manière d'une écolière dans ses premiers essais de rédaction, elle témoigne d'une fidélité puérile à la pure et simple successivité (d'aujourd'hui, quatre jours, et quand, depuis deux jours, le soir, dès qu'il y a été, après, une fois), n'omettant ni datation, ni durée, ni 4. Le verbe mander signifie dans cette occurrence « informer par une lettre, par un message ». C'est l'un des trois sens possibles pour mander, issu du latin mandare : 1 . « faire savoir », qu'il s'agisse de transitivité simple avec COD inanimé (mander des nouvelles), ou, uploads/Litterature/ laclos-les-styles.pdf
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- Publié le Dec 08, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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