L'IMAGE DU TEXTE POUR UNE THÉORIE DE L'ÉNONCIATION ÉDITORIALE Emmanuël Souchier

L'IMAGE DU TEXTE POUR UNE THÉORIE DE L'ÉNONCIATION ÉDITORIALE Emmanuël Souchier Gallimard | « Les cahiers de médiologie » 1998/2 N° 6 | pages 137 à 145 ISSN 1270-0665 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-137.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Mikhaïl Bakhtine2 Si la méthode médiologique est «l’établisse- ment, cas par cas, de corrélations […] entre les activités symboliques d’un groupe hu- main (religion, idéologie, littérature, art), ses formes d’organisation et son mode de saisie, d’archivage et de circulation des traces»3, alors l’analyse de l’énonciation éditoriale a sans doute, elle aussi, partie liée au projet médio- logique. L’énonciation éditoriale est média- trice en ce qu’elle se propose de questionner les instances de savoir et d’énonciation qui par- lent à travers le «discours» de l’autre. 1. Stéphane Mallarmé, Quant au livre, Œuvres complètes, «Biblio- thèque de la Pléiade», Gallimard, 1945, p. 369 (éd. de H. Mondor et G. Jean- Aubry). 2. Cité par Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique suivi de Écrits du Cercle de Bakhtine, Seuil, 1981, p. 31. 3. Régis Debray, Ma- nifeste mé- diologique, Gallimard, 1994, p. 21. © Gallimard | Téléchargé le 08/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 81.235.137.129) © Gallimard | Téléchargé le 08/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 81.235.137.129) Toutefois, elle se distingue d’un tel projet en ce qu’elle ne transmet pas, au sens technique du terme, maistrans-forme : elle postule une interdétermination du sens et de la forme et qu’elle participe activement de l’élaboration des textes. En d’autres termes, elle convoque une poétique de «l’image du texte». Située à l’articulation du symbolique et du politique – de la croyance –, du matériel et du textuel, l’énonciation éditoriale fait partie de ces processus privilégiés qui font que les idées deviennent – aussi – des forces agissantes dans la cité. Quelle qu’en soit l’histoire, la situation ou le «contenu»… il n’est pas de texte qui, pour advenir aux yeux du lecteur, puisse se départir de sa livrée graphique. C’est une vieille histoire que celle qu’entretiennent le texte et «l’image du texte». Une histoire faite de rencontres et de déchirements. Pour avoir transformé l’ancestral antagonisme sensitivo-moteur «face-langage» et «main-graphie» en un espace de rencontre possible, l’écriture annonçait déjà la couleur; à en croire Leroi-Gourhan, en elle pouvaient se joindre la parole et le geste 4. Héritière de cette rencontre, l’image du texte a cepen- dant souffert de l’ostracisme idéologique dans lequel notre culture logocen- trique a relégué toute manifestation ayant trait à l’image 5, à la matière ou au corps. Mais les faits sont têtus : sans support et sans matière, sans «des- sin», il n’est pas plus de texte que d’écriture – fût-elle la trace fugitive de la lumière irisant l’écran 6. Dès lors, comment les sciences humaines pourraient- elles faire abstraction de ce qui est ontologiquement lié au texte, lequel consti- tue leur objet d’analyse 7? Comment pourraient-elles omettre ce qui lui per- met d’exister et d’être « aux yeux du lecteur » ce par quoi advient le «contenu», «l’esprit de la lettre»? (Mallarmé déjà : «Tu remarquas, on n’écrit pas, lumineusement, sur champ obscur, l’alphabet des astres, seul, ainsi s’in- dique, ébauché ou interrompu; l’homme poursuit noir sur blanc 8.») Mais prendre en compte la dimension graphique, visuelle de l’écriture, et plus généralement de l’information écrite, implique un autre regard, une attention autre que celle dévolue d’ordinaire au texte. Ce regard fait du lec- teur habituel un sémiologue attentif, car le texte ainsi considéré présente une résistance physique, matérielle, une présence sociale et idéologique qui s’ex- priment à travers l’histoire et la culture. C’est toute cette épaisseur de l’écrit que convoque la notion d’énonciation éditoriale. Car il s’agit bien de «re- fuser le clivage entre le corps et l’esprit de la culture 9». Sans doute est-ce alors répondre au projet médiologique, mais c’est avant tout, et plus sim- plement peut-être, advenir au règne d’un lecteur averti – tel que Mallarmé le rêva dans ses Divagations ou Barthes dans les Mythologies –, autrement dit d’un lecteur «politique», au sens noble du terme. 138 4. André Leroi-Gou- rhan, Le geste et la parole, «Technique et langage» vol. 1, «La mémoire et les rythmes» vol. 2, Albin Michel, 1964 et 1965. 5. Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, 1995. 6. Voir Em- manuel Sou- chier, «L’écrit d’écran. Pra- tiques d’écri- ture et infor- matique», Communica- tion et lan- gages, n° 107, 1er trimestre 1996. 7. «Nous nous intéressons à la spécificité des sciences humaines, dirigées vers les pensées, les sens, les si- gnifications, etc., qui vien- nent d’autrui, et qui sont réalisés et offerts au sa- vant unique- ment sous les espèces d’un texte. Le texte (écrit et oral) comme don- née primaire de toutes ces disciplines [linguistique, philologie, études litté- raires] et en général de toute science humaine et philologique (y compris même la pen- sée théologi- co-philoso- phique à sa source). Le texte est cette réalité immé- diate (réalité de la pensée et des expé- riences) dans laquelle seule peuvent se constituer ces disciplines et cette pensée. Là où il n’y a pas de texte, il n’y a pas non plus d’objet de recherche et de pensée» Mikhaïl Bakh- tine, cité par Todorov, op. cit., p. 31. 8. Cf. note 1, ibid., p. 370. © Gallimard | Téléchargé le 08/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 81.235.137.129) © Gallimard | Téléchargé le 08/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 81.235.137.129) 139 Exercices d’encre et de papier La première attitude d’un tel lecteur consiste à prendre en compte l’ensemble des données constitutives de l’objet qu’il entend lire. En d’autres termes, de ne pas se laisser aveugler par l’apparente «transparence» du texte afin d’être attentif à son objectalité. Il convient donc de considérer le texte à travers sa matérialité (couverture, format, papier…), sa mise en page, sa typographie ou son illustration, ses marques éditoriales variées (auteur, titre ou éditeur), sans parler des marques légales et marchandes (ISBN, prix ou copyright)…, bref à travers tous ces éléments observables qui, non contents d’accompa- gner le texte, le font exister. Ces marques visuelles qui permettent de décrire l’ouvrage ont été mises en œuvre par les acteurs de l’édition. Élaborées par des générations de praticiens dont le métier consistait à «donner à lire», elles sont la trace historique de pratiques, règles et coutumes. Les Exercices de style de Raymond Queneau illustreront à merveille la polyphonie, la plasticité et l’historicité de ces marques. Ce livre singulier a en effet façonné pour une bonne part l’image qu’on se fait de l’auteur et de son œuvre. Mais à quel livre fait-on allusion et de quel texte s’agit-il? Premier succès de librairie pour Queneau, l’ouvrage a notablement évolué au fil de son histoire. Partiellement publiés en revue pendant la Seconde Guerre mon- diale, les Exercices sortent chez Gallimard en 1947 pour être remaniés en profondeur au cours des années 1960 10. Les revues qui accueillent des Exercices entre 1943 et 1945 sont toutes marquées par ce que Noël Arnaud a juste- ment appelé «l’esprit de Résistance 11». Voyez la trace de cette histoire mi- litante à travers les marques d’énonciation éditoriales : le nom et le titre des revues, leur lieu d’édition, le nom de leurs directeurs ainsi que celui des si- gnataires. Voyez également le bandeau de Domaine français qui arbore, à la face de l’occupant, une liste d’auteurs hétéroclite et clame de façon si- bylline son Manifeste pour un Domaine français. Lorsque les Exercices sont repris en volume, ces indices disparaissent et avec eux la part manifeste du contexte historique et politique. En revanche, d’autres informations appa- raissent à l’occasion des différentes publications. Ainsi, de nouveaux parte- naires s’affichent, marquant la polyphonie de l’énonciation éditoriale : édi- teurs, illustrateurs, typographes ou maquettistes… Des marques plus discrètes trahissent, quant à elles, l’évolution «textuelle» de l’œuvre («nou- velle édition revue et corrigée», par exemple). De fait, les Exercices quit- tent les eaux militantes pour aborder les rives de la rhétorique oulipienne. En 1961, uploads/Litterature/ souchier-emmanue-l-l-x27-image-du-texte-pour-une-the-orie-de-l-x27-e-nonciation-e-ditoriale-pdf.pdf

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