Le suspens du sens Entretien avec Jean Starobinski Sarah AL-MATARY Créer de la

Le suspens du sens Entretien avec Jean Starobinski Sarah AL-MATARY Créer de la relation : telle est, depuis plus d’un demi-siècle, l’ambition de l’œuvre de Jean Starobinski. Œuvre généreuse et mouvante, construite à l’écoute de la vie, entre critique et clinique. La Vie des idées a rencontré ce citoyen du monde chez lui, à Genève, à l’occasion de la parution de trois ouvrages importants. Malgré la stature qu’il a acquise au long d’un demi-siècle d’activité intellectuelle, Jean Starobinski n’apparaît pas souvent à l’écran. Écrivain, professeur, Président des Rencontres Internationales de Genève (1967-1996), il a prôné une autre forme d’ouverture : celle qu’offre un comparatisme élargi, se déployant de la philologie à la politique, de la littérature à l’histoire des idées et des arts ; celle qu’offre une écriture soucieuse d’harmonie autant que de justesse. Si Jean Starobinski a fait sienne la critique « subjective » des tenants de l’École de Genève (Georges Poulet, Marcel Raymond, Jean Rousset), c’est dans une juste distance avec ses objets. Articulant l’histoire des idées et l’analyse textuelle, il a ainsi brossé une anthropologie des états de pensée occidentaux, tous siècles et genres confondus. Tâche accomplie hors de tout dogmatisme, dans l’exploration dynamique des « styles ». Cette approche sensible à ce que la civilisation a de mouvant, Jean Starobinski l’a développée dans le sillage d’une double formation menée entre Genève, Paris et Baltimore. Docteur ès lettres dès 1957, avec une étude dont l’acuité n’a pas été démentie − Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle −, il consacre sa thèse de médecine à l’histoire du traitement de la mélancolie. La « Librairie du XXIe siècle » donne aujourd’hui à lire ce texte matriciel, déposé en 1959 (L’Encre de la mélancolie, Paris, Seuil, 2012, 662 p.). Paraissent conjointement chez Gallimard deux recueils qui mettent en perspective les travaux jadis consacrés à Diderot et à Rousseau (Diderot, un diable de ramage, Paris, Gallimard, 2012, 432 p. ; Accuser et séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau (Paris, Gallimard, 2012, 336 p.). L’occasion, pour La Vie des idées, de revenir avec Jean Starobinski sur l’ensemble de sa production. La Vie des idées : Le volume que vous avez intitulé Table d’orientation (1989) est sous-titré « l’auteur et son autorité ». Tout en faisant connaître des savants oubliés, votre œuvre accorde une place prépondérante aux « monstres sacrés » de la littérature : Montaigne, Diderot, Rousseau, Stendhal, Baudelaire… En dépit des critiques dont elle est l’objet depuis les années 1970, la notion d’auteur conserve-t-elle à vos yeux toute sa pertinence ? Jean Starobinski : Je voudrais garder une liberté à me mouvoir dans deux perspectives. L’une qui serait de type étymologique : d’où proviennent certaines notions, qui font autorité un temps, et qui sont contestées à un autre moment ? C’est une perspective d’histoire que je ne veux pas confiner à la seule littérature, ni à ce qu’on a appelé les mentalités, mais vraiment à l’histoire des discours qui ont prévalu. Il me semble qu’il faut y faire attention ; il y a une attention philologique à maintenir, et il y a aussi un intérêt à ce qui fait système à un moment et ce qui est abandonné peut-être ensuite, et dans quelles circonstances : c’est le sens large de la history of ideas des Américains, qui a été représentée par des personnalités assez diverses ; d’autre part, il y a ce qui fait autorité, l’œuvre reconnue, et à ce moment il s’agit de reconnaître un univers constitué et non plus une généalogie ; ce qui importe alors, c’est de voir comment les éléments font système, comment ils s’organisent pour s’imposer – quand ils se sont imposés – peut-être pourquoi certains ouvrages, certaines philosophies se sont heurtés au silence parce que l’époque, l’histoire, la société n’étaient pas aptes à les recevoir ; en fait de plus en plus, lorsque je vois l’opposition d’un Rousseau et d’un Diderot, je vois que Rousseau fait système, Rousseau ne cesse de faire système. Il fait coexister des éléments qui ne coexistent pas si facilement. Rien que La Nouvelle Héloïse : considérer ce roman comme l’histoire de ce qui se passe dans un petit bourg de Suisse romande, c’est le méconnaître ; en fait, La Nouvelle Héloïse , c’est l’histoire d’un lieu restreint, mais dont le principal représentant − le précepteur − se meut jusqu’à faire le tour du monde ; il revient d’un tour de l’un des grands navigateurs pour contempler le paysage de Clarens et [le] jardin du couple Wolmar et il compare le lien secret de ce jardin aux forêts de Tinian et de Juan Fernandez. Quand on a fini La Nouvelle Héloïse, on a parcouru un univers où Rousseau est parvenu à constituer en système des regards portés sur un monde en expansion à mesure que le roman se développe, pour retomber dans la mort et le regret tout à la fin. Chez un Diderot, ce qui fait système c’est tout autre chose : c’est la collection des objets ou des termes de l’encyclopédie, des vocables, c’est en même temps un mouvement extraordinairement évasif ; passant d’un objet à l’autre, le Diderot de la conversation se retrouve dans ses écrits et il adopte d’une certaine façon le ton de la personne avec qui il est en contact, en conversation. Sophie Volland a certainement été celle qui lui a donné le ton qui lui permettait le mieux possible de répondre. J’essaie de montrer cela dans le volume sur Diderot qui paraît ces jours-ci chez Gallimard ; il est étonnant de voir (et cela on ne le trouvera pas chez Rousseau) que lorsque Diderot songe à un roman et en même temps à un modèle anglais, c’est une fois Richardson qu’il suit de près dans La Religieuse, avec ce pathétique final de la jeune femme qui meurt ; et une autre fois, il adopte le ton de Sterne pour faire Jacques le Fataliste. Il y a cette volubilité de Diderot qui doit être reconnue dans son mouvement même, et ce mouvement peut envelopper le monde. Rousseau l’enveloppe d’une autre manière, dans la coexistence des éléments ; on verra dans mon Rousseau comment Rousseau a un certain moment, après avoir éduqué – parce qu’il est l’éducateur d’Émile – son pupille, son élève, donne une fête à la campagne où il s’imagine retraité ; mais cette fête rassemble un peuple qui vit selon les règles du contrat social, c’est-à-dire où chacun et tous sont en constant rapport de réciprocité ; il y a un modèle de la collectivité qui est le modèle de Rousseau, et qui pour lui fait autorité, tandis que [Diderot] est dans la dynamique du parcours, de la recherche, de la curiosité, de l’inquiétude aussi, et ce qui m’intéresse alors ce ne sont pas les idées, mais si j’ose dire le rythme intérieur d’une expérience et le rapport au monde qu’elle implique. Les grands auteurs sont ceux qui ont constitué un monde. Bien sûr, on peut s’intéresser à un auteur qui, comme Maurice de Guérin, a une vie brève et relate une expérience dans Le Centaure ou dans La Bacchante ; je m’y intéresse : ce n’est pas un auteur mineur, Guérin, c’est un auteur très révélateur. Mais les grands auteurs sont les auteurs qui ont cherché à faire système, quand ils sont révélateurs d’un moment de l’Histoire – et là je suis un peu hégélien – ils disent ce moment de l’histoire tel qu’il s’exprime dans des rapports humains, dans une forme de l’amour quelquefois, le badinage à tel moment, l’amour-passion d’une autre façon comme l’opposé du badinage, et lorsque disparaît le badinage, l’amour se réinvente autrement, ailleurs, il trouve toujours le moyen de se réinventer. Je prends juste le décalage nécessaire pour essayer d’observer, essayer de comprendre le système qui se met en place. Et là j’admire beaucoup Foucault qui a su analyser des systèmes quand il analysait le monde de la psychiatrie et de la folie. La Vie des idées : Votre approche par « remontées » se distingue des généalogies foucaldiennes. En vous lisant, on a parfois le sentiment que vous vous êtes tenu à l’écart de la French Theory ; et pourtant, vous avez collaboré à la revue Critique ; l’un des textes de L’Encre de la mélancolie est issu de Tel Quel. Quels liens avez-vous entretenus avec la French Theory ? Jean Starobinski : Mes liens sont réels, j’ai conversé avec Michel Foucault qui avait lui- même une expérience de la psychiatrie de Suisse orientale ; il avait connu Binswanger − brièvement je crois −, en tout cas il avait conversé avec lui, il était au fait de cette approche phénoménologique qui évidemment n’avait pas eu beaucoup d’importance dans le développement de la psychiatrie française, et il s’est tourné vers l’histoire, vers la généalogie de la psychiatrie française ; Moi-même, mon expérience m’avait plutôt tourné d’abord un peu – par le genre d’attrait qu’on peut éprouver dans l’adolescence − vers la psychologie de Jung, puis celle de Freud, puis du côté de l’école de Hambourg et de uploads/Litterature/ starobinski.pdf

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