< /> TAHAR BEN JELLOUN de l’Académie Goncourt LE BONHEUR CONJUGAL roman GALLIMA

< /> TAHAR BEN JELLOUN de l’Académie Goncourt LE BONHEUR CONJUGAL roman GALLIMARD < /> « MARIANNE : Crois-tu que deux êtres puissent vivre ensemble toute une vie ? JOHAN : Le mariage est une convention sociale idiote, renouvelable tous les ans ou résiliable. [...] Pense à payer tes contraventions de voiture, elles s’entassent. » Scènes de la vie conjugale, Ingmar Bergman « Nous faisons notre chance. » Gilda, King Vidor. < /> Il a été tiré de l’édition originale de cet ouvrage trente-cinq exemplaires sur vélin pur fil des papeteries Malmenayde numérotés de 1 à 35. < /> PREMIÈRE PARTIE L’HOMME QUI AIMAIT TROP LES FEMMES < /> PROLOGUE Elle s’est posée sur le bout de son nez. Ni grosse ni petite. Une mouche quelconque, grise, noire, légère, inconvenante. Elle se sent bien, là, sur ce nez où elle vient d’atterrir comme une machine volante sur un porte-avions. Elle se nettoie les pattes de devant. On dirait qu’elle les frotte, les astique pour quelque mission urgente. Rien ne la dérange. Elle s’active tout en restant sur place. Elle ne pèse rien, mais elle gêne. Elle énerve l’homme qui ne peut la chasser. Il a essayé de bouger, de faire du vent, il a soufflé, il a crié. La mouche est indifférente. Elle ne bronche pas. Elle est là, bien là, et ne compte pas déguerpir. Pourtant l’homme ne lui veut aucun mal, il souhaite juste qu’elle s’en aille, qu’elle le laisse en paix, lui qui ne peut plus remuer les doigts, les mains, les bras. Son corps ne fonctionne plus. Il est momentanément empêché. Une sorte de panne au niveau du cerveau. Un accident survenu il y a quelques mois. Quelque chose qu’il n’avait pas vu venir et qui l’a frappé comme la foudre. Sa tête ne commande plus ses membres. Là, par exemple, il voudrait que son bras se lève et chasse l’intruse. Mais rien ne bouge. La mouche, elle, s’en moque. Qu’il soit malade ou en bonne santé, ça ne change rien, elle continue tranquillement à faire sa toilette sur le bout de ce nez grandiose. L’homme essaie une fois encore de se mouvoir. La mouche s’accroche. Il sent ses minuscules pattes quasi transparentes s’incruster dans sa peau. Elle est bien installée. Aucune envie d’aller ailleurs. Comment est-elle arrivée jusque-là ? Quel malheur l’a donc envoyée ? Les mouches sont libres, elles n’obéissent à personne, elles font ce qu’elles veulent, s’envolent quand on essaie de les chasser ou de les écraser. On dit qu’elles voient à trois cent soixante degrés. Que leur vigilance est impressionnante. Pour le moment, l’homme cherche à savoir quel chemin elle a emprunté pour l’atteindre. Ah, le jardin ! Les chiens qui ne terminent pas leur gamelle. Les mouches du quartier connaissent toute sa maison et le coin près du portail. Elles y accourent de partout, certaines d’y trouver infailliblement leur pitance. Après avoir bien mangé, elles se promènent, volent ici et là pour digérer. Elles chantonnent, plongent dans le vide, vont dans tous les sens. Voilà qu’un nez humain se présente et les invite à lui rendre visite. Depuis que la première s’y est posée, aucune autre n’a osé lui disputer son territoire. L’homme, lui, souffre. Il a envie de se gratter, envie de la chasser, envie de se lever, de courir et de nettoyer lui-même l’endroit sale du jardin où le gardien a l’habitude de jeter une partie de la poubelle. Il se prend même à refaire le monde : si le jardinier avait été à l’école, si ses parents paysans n’avaient pas quitté leur village pour venir s’installer en ville, devenir mendiants, laveurs de voitures, gardiens de parking, si le Maroc n’avait pas connu deux années d’horrible sécheresse, si l’argent du pays était mieux réparti entre les villes et les campagnes, si celles-ci étaient considérées comme un grenier et un trésor pour le pays, si la réforme agraire avait été faite avec justice, si ce matin-là le gardien avait eu l’idée de débarrasser cette partie du jardin vouée aux immondices, s’il avait pris la peine de chasser les mouches qui s’y donnent rendez-vous, si en plus les deux hommes qui s’occupent de lui avaient été à son chevet, cette mouche, cette satanée mouche, n’aurait pas pu atterrir sur son nez et lui donner des démangeaisons cruelles à le rendre fou, lui qu’un accident vasculaire cérébral a cloué dans un lit il y a maintenant six mois. Il se dit qu’il est à la merci d’un insecte, un tout petit insecte. Lui qu’un simple moustique pouvait, quand il était en bonne santé, mettre dans un état de rage incompréhensible. Enfant, il se livrait la nuit à de véritables chasses aux moustiques qu’il écrasait avec des gros bouquins dont les couvertures gardent encore aujourd’hui des traces de sang. Car, là où il vivait, ils semblaient insensibles aux plantes vénéneuses, comme aux détergents et aux produits toxiques. Sa femme était allée jusqu’à faire intervenir un sorcier qui avait rédigé des talismans et récité des prières pour les chasser. Mais ils étaient plus forts que tout. Ils passaient la nuit à pomper le sang des humains et disparaissaient à l’aube. Des vampires. Cet après-midi, la mouche est venue venger les insectes du Maroc qu’il a massacrés tout au long de sa vie. Prisonnier de son corps immobile, l’homme a beau crier, hurler, supplier, la mouche ne bouge pas et le fait de plus en plus souffrir. Pas une grande souffrance, juste une gêne, toute petite, qui, à force, excite ses nerfs — ce qui, dans l’état où il se trouve, n’est pas du tout conseillé. Et puis, peu à peu, l’homme réussit à se convaincre que la mouche ne le dérange plus, que ses démangeaisons sont imaginaires. Voilà, il commence à triompher d’elle. Non qu’il se sente mieux, mais il a compris qu’il doit accepter la réalité et cesser de pester. Son rapport au temps et aux choses, ces derniers mois, a changé de nature. Son accident est une épreuve. Déjà, il ne pense plus à la mouche. Tout à coup ses deux aides qui jouaient aux cartes dans la pièce voisine sont venus voir si l’homme allait bien et la mouche immédiatement s’est envolée. Plus aucune trace d’elle maintenant, si ce n’est une colère muette, une colère maîtrisée qui en dit long sur l’état de cet homme — un peintre ne pouvant plus peindre. < /> CHAPITRE I Casablanca, 4 février 2000 « J’ai en moi des capacités d’amour, mais c’est comme si elles étaient enfouies dans une pièce close. » Scènes de la vie conjugale, Ingmar Bergman Les deux hommes solides qui l’avaient porté puis déposé dans un fauteuil face à la mer étaient essoufflés. Le malade éprouvait lui aussi de la peine à respirer et son regard était plein d’amertume. Seule sa conscience était vive. Son corps avait grossi, il était devenu lourd. Quant à son élocution, elle était lente et la plupart du temps incompréhensible. On lui faisait souvent répéter ce qu’il disait et il détestait ça parce que c’était fatigant et humiliant. Il préférait communiquer avec les yeux. Quand il les levait, cela voulait dire non. Quand il les baissait, cela voulait dire oui, mais un oui résigné. Un jour, l’un des Jumeaux — il appelait ainsi ses deux aides, bien qu’ils ne soient pas frères —, croyant bien faire, lui apporta une ardoise avec un stylo- feutre attaché au bout d’une ficelle. Il se mit en colère et eut la force de les jeter par terre. Ce matin-là, les Jumeaux n’avaient pas pu le raser. Une éruption de boutons autour du menton rendait l’opération trop difficile. Il n’était pas content. Négligé. Il se sentait négligé. Il ne supportait pas ça. Son attaque cérébrale l’ayant lourdement frappé, il refusait le moindre laisser-aller dans son apparence physique et vestimentaire. Quand il découvrit qu’une tache de café sur sa cravate n’avait pas été nettoyée, il se renfrogna un peu plus. Les Jumeaux s’empressèrent de la changer, il était maintenant tout habillé de blanc, mais râlait toujours en douce. Quand il parlait, les Jumeaux devinaient ce qu’il disait, même s’ils ne comprenaient pas certains mots. Ils lisaient sur son visage, anticipaient ses désirs. Il fallait avoir une ouïe fine et beaucoup de patience. Lorsqu’il se fatiguait, il fermait les yeux à plusieurs reprises, signe qu’on devait le laisser seul. Peut-être pleurait-il alors, lui qui avait été si brillant, si élégant, célébré partout où il allait. La mort l’avait frôlé, mais n’avait pas achevé son travail. Il ressentait cela comme une insulte, un mauvais tour qu’on lui aurait joué, une méchanceté de plus. C’était un sujet de contrariété permanent pour lui qui rêvait de mourir dans son sommeil comme son vieil oncle polygame et bon vivant. Mais il avait fini par lui arriver la même chose qu’à tant d’amis et connaissances de sa génération. Il était parvenu, comme disait le médecin, à un âge critique. La force de l’âge devait affronter quelques tempêtes. Quand la colère des premiers mois fut un peu apaisée, uploads/Litterature/ tahar-ben-jelloun-le-bonheur-conjugal.pdf

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