Mémoire de Master Sonner le glas des silences : Kamel Daoud et la réécriture de

Mémoire de Master Sonner le glas des silences : Kamel Daoud et la réécriture de l’Histoire algérienne Sous la direction du prof. Nathalie Vuillemin Faculté des lettres et sciences humaines Institut de littérature française Emir Taymaz Rue des Parcs 84 2000 Neuchâtel 079 815 13 11 Septembre 2018 1 Illustration de la page de titre Nicolas de Staël, Paysage méditerranéen, 1953, Huile sur toile, 33x46 cm, Collection Thyssen- Bornemisza, Madrid. 2 Table des matières Introduction......................................................................................................................... 3 1. Vivre sous le joug de l’Histoire .................................................................................. 15 1.1. Le problème de la filiation................................................................................................ 15 1.2. L’obsession et le mutisme du corps .................................................................................. 22 1.3. L’effet carcéral de l’espace ............................................................................................... 27 2. Le mensonge littéraire plus fort que le mensonge de l’Histoire ............................... 32 2.1. Restaurer la mémoire et redonner un nom ......................................................................... 36 2.2. La langue française et l’écriture du mensonge................................................................... 41 2.3. La fiction hérétique .......................................................................................................... 48 Conclusion ......................................................................................................................... 54 Écrire l’universalisme .................................................................................................................. 54 Écrire le présent et sortir du dualisme postcolonial ....................................................................... 57 Kamel Daoud et Édouard Glissant : un combat similaire .............................................................. 61 Bibliographie ..................................................................................................................... 67 3 Introduction « Tout passé n’existe que dans le combat que nous osons lui livrer. »1 Cette maxime de Frédéric Boyer convient parfaitement à Kamel Daoud qui nourrit une conscience aiguë de l’histoire à travers ses fictions, ses chroniques ou encore ses nouvelles, par le biais desquelles il repense un monde en proie aux totalitarismes et au culte du récit unique : une religion, une politique, une pensée, une Histoire2... L’Histoire, pour Ivan Jablonka, « est un militantisme de la vérité. Elle s’exerce toujours en milieu hostile, contre un ennemi qui s’appelle erreur, tromperie, déni, mensonge, secret, oubli, indifférence. »3 Cette même Histoire, pour Kamel Daoud, constitue le « grand récit historique nationaliste et religieux. »4 Par conséquent, alors qu’elle est supposée être « une enquête sur les traces des engloutis, des oubliés »5, l’Histoire favorise l’occultation des réprouvés. C’est en Algérie que prend place, pour Kamel Daoud, cette Histoire exacerbée par la pression ancestrale, la doctrine familiale, le dogme religieux, les conflits autour de langue... Ces éléments, qui seront traités dans ce travail, participent à la pérennisation d’une Algérie prise d’« une frénésie de la commémoration, une mythification mémorielle de cette guerre d’Indépendance qui, à côté de l’islam et de la langue arabe, sert de pilier dans la construction d’une nation algérienne indépendante. »6 En effet, à la suite des accords d’Évian en 1962, après 132 années de colonisation et huit ans de guerre, l’Algérie obtient finalement son Indépendance. C’est cependant un gouvernement prônant l’arabisation qui succédera à la présence coloniale. Bien que ce retour aux origines soit tout à fait légitime, le régime qui suit l’Indépendance favorisera l’Islam politique et fera de la doctrine coranique le moteur du renouvellement après le traumatisme colonial. Le pays, totalement désorganisé, sera dès lors plongé dans un chamboulement identitaire sans précédent, comme l’indiquent Tahar Khalfoune et Gilbert Meynier : Dans un élan légitime mais improvisé de réappropriation identitaire, le FLN [Front de libération nationale] a imposé une conception appauvrie de la personnalité algérienne, héritée de l’Association 1 Boyer, Frédéric, Rappeler Roland, Paris, P.O.L, 2013, p. 293. 2 Le terme « Histoire » correspond au récit unique et déterministe évoqué par Daoud. Il sera volontairement écrit avec une majuscule pour le différencier de ses nombreuses autres utilisations qui débuteront, elles, avec des minuscules. 3 Jablonka, Ivan, L’histoire est une littérature contemporaine : manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014, p. 159. 4 Chatti, Mounira, La fiction hérétique : Créations littéraires arabophones et francophones en terre d’Islam, Paris, Classiques Garnier, coll. Perspectives comparatistes, 2016, p. 12. 5 Ibid., p. 242. 6 Mertz-Baumgartner, Birgit, « Les écrivains algériens contemporains face à la guerre d'Algérie (1954-1962) : contre-narrations et/ou métahistoires ? », dans E. Arend, D. Reichardt et E. Richter (dir.), Histoires inventées : la représentation du passé et de l'histoire dans les littératures française et francophones, Frankfurt, Peter Lang, 2008, p. 41. 4 des oulémas, réduite à la langue et à la religion, en décalage avec la réalité culturelle composite du pays. […] Le concept « arabo-musulman » ne renvoie ni à l’arabité de l’Algérie en tant que réalité culturelle vivante et objective, ni à sa dimension musulmane, vécue par une majorité de citoyens comme spiritualité, source d’élévation intellectuelle et morale, et, surtout, comme facteur de cohésion sociale, mais bien à un contenu idéologique peu différent des conceptions des fondamentalistes. […] Si la restauration de la langue arabe dans ses attributs de langue officielle est évidemment légitime, son utilisation à des fins de contrôle et de division de la société a aggravé les peurs et les suspicions et empêché les indispensables consensus sur les grandes questions de société.7 L’ascension de ce régime autoritaire en Algérie va ainsi influencer une grande partie de l’identité du pays, mais va surtout instaurer une rupture sans précédent entre une génération encore fidèle aux idéaux du FLN et une plus jeune, née après l’Indépendance, détachée de cette Histoire et désemparée dans son rapport à la nation, à la langue et à la religion. Daoud fait partie de cette génération née après cette Indépendance qui constitue ainsi le point de départ d’une Histoire obsessionnelle et déterministe : Je voudrais comprendre le but, le dessein de ma présence, expliquer à l’enfant ce qu’est être algérien, en nettoyer la passion, en dégager la vue. Creuser, heurter, interroger, brusquer et tenir chaque mot par la gorge jusqu’à trouver les raisons d’un autre vivre-ensemble. Celui qui nous manque et qui fait la différence entre une nation et un vaste rond-point.8 Kamel Daoud suggère que l’Algérie baigne encore dans un flou identitaire. Cette situation influence considérablement le statut de la littérature algérienne de langue française qui émerge en tant « qu’ensemble de textes et d’écrivains perçu comme tel […] dans les années 50 avec l’événement historique de la décolonisation. »9 Elle doit donc sa naissance à un événement libérateur et fondateur mais également très douloureux, et surtout intimement lié à l’histoire d’un autre pays : la France. Dès lors, « [l]’émergence, la richesse et la notoriété de sa littérature francophone nourrissent, de manière cruciale, les débats sur la francophonie, sur le choix de la langue, sur les fondations d’une identité culturelle nationale. »10 Le débat sur l’identité culturelle et nationale en Algérie est, aujourd’hui plus que jamais, ardent, et c’est dans ce contexte tendu que Kamel Daoud élève la voix. Les questions de la langue, de la religion et de l’Histoire sont autant de sujets qui contribuent à la crise identitaire qui frappe l’Algérie. C’est ainsi que sa littérature devient « ce déferlement stylistique et imaginatif qui vient se fracasser contre les tabous, les silences, les falsifications du grand récit historique nationaliste et 7 Khalfoune, Tahar et Meynier, Gilbert, « Après l’indépendance : les relations tumultueuses entre l’Algérie et la France », dans B. Abderrahmane et al. (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale :1830-1962, Paris et Alger, Éditions La Découverte et Éditions Barzakh, 2012, p. 675-676. 8 Daoud, Kamel, « L’automne est le plus ancien livre du monde », dans Mes indépendances : chroniques 2010- 2016, Arles, Actes Sud, 2017, p. 388. 9 Bonn, Charles, Lectures nouvelles du roman algérien : Essai d’autobiographie intellectuelle, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 39. 10 Chatti, Mounira, op. cit., p. 9. 5 religieux. »11 Par conséquent, écrire ou raconter l’Algérie c’est se confronter obligatoirement à son passé, ce qui explique l’omniprésence de la figure de Camus qui est, comme Daoud le constate à travers ses chroniques, plus que jamais d’actualité : C’est une question essentielle : celui qui accepte son passé est maître de son avenir. Les cendres de Camus nous sont essentielles malgré ce que l’on dit. Il est le lieu de la guérison car le lieu du malaise, lui comme ce pan de l’histoire qui est nous, malgré nous. Ses cendres sont notre feu. C’est ici son royaume, malgré son exil. Cet homme obsède encore si fort que son étrange phrase de L’Etranger vaut pour lui plus que pour son personnage : Hier Camus est mort, ou peut-être aujourd’hui. On ne sait plus. On doit pourtant savoir et cesser.12 La dépendance au passé et le déterminisme de l’Histoire sont intrinsèquement liés à l’incompréhension des origines. C’est pourquoi la question des ancêtres et de la filiation est absolument centrale et prouve que, aujourd’hui encore, « l’histoire est la bête noire de l’écrivain maghrébin. »13 La plume de Kamel Daoud cherche ainsi à réécrire et reconfigurer un passé auquel est encore enchaîné son pays. Ce dernier annihile toute liberté de création et met à mal la littérature en la réduisant aux normes et envies d’une nation elle-même soumise à la pensée unique. Ce passé fondamentalement déterministe était déjà évoqué par Kateb Yacine, l’un des auteurs fondateurs de la littérature algérienne francophone, dans Nedjma : Tu dois songer à la destinée de ce pays d’où nous venons, qui n’est pas une province française, et qui n’a ni bey ni sultan ; tu penses peut-être à l’Algérie toujours envahie, à son inextricable uploads/Litterature/ taymaz-emir-sonner-le-glas-des-silences-kamel-daoud-et-la-r-criture-de-l-histoire-alg-rienne-unine-memoire-2018.pdf

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