ALIÉNATION ET DÉSALIÉNATION : UNE CONFRONTATION LUKÁCS-HEIDEGGER Nicolas Tertul

ALIÉNATION ET DÉSALIÉNATION : UNE CONFRONTATION LUKÁCS-HEIDEGGER Nicolas Tertulian P.U.F. | Actuel Marx 2006/1 - n° 39 pages 29 à 53 ISSN 0994-4524 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2006-1-page-29.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Tertulian Nicolas , « Aliénation et désaliénation : une confrontation Lukács-Heidegger » , Actuel Marx, 2006/1 n° 39, p. 29-53. DOI : 10.3917/amx.039.0029 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. 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Aliénation et désaliénation : une confrontation Lukács-Heidegger Nicolas TERTULIAN On s’accorde généralement à considérer que la contribution majeure de Lukács à la pensée du XXe siècle est d’avoir remis au premier plan de la réflexion philosophique les questions de l’aliénation et de la réification, dont Hegel et Marx avaient révélé l’extraordinaire portée socio-historique. L’étude sur la réification, qui forme le noyau du livre Histoire et conscience de classe (1923), a marqué beaucoup d’esprits, dont les principaux représentants de l’École de Francfort, d’Adorno et Marcuse à Habermas et ses successeurs ; les pages du Jeune Hegel sur la place centrale du concept d’aliénation (d’Entäus- serung) dans la Phénoménologie de l’esprit et sur la signification cruciale de la critique exercée par Marx à son endroit ont laissé des traces durables dans l’élucidation du problème. En revanche, les amples développements consacrés dans l’Esthétique à la « mission défétichi- sante de l’art », donc à la vocation désaliénante de l’activité esthétique, ou les vues originales sur « l’aliénation de soi et sa rétractation » (die Entäusserung und ihre Rücknahme) comme modèle d’intelligibilité de la création artistique et, surtout, le grand chapitre sur l'aliénation qui clôt l’Ontologie de l’être social sont restés sans écho notable, malgré leur intérêt considérable. Dans la biographie intellectuelle de Lukács, la question de l’aliénation a occupé une place tout à fait particulière, vraie ligne de clivage dans le tournant vers la pensée authentiquement marxiste de la période de maturité. Le philosophe a évoqué à plusieurs reprises l’effet catalyseur de la découverte, au début des années trente, des Manuscrits économico-philosophiques de Marx lorsque, en arrivant à Moscou, Riazanov lui a mis sous les yeux leur texte, resté pendant des décennies enfoui parmi les papiers de Marx, que personne ne s’est donné la peine Document téléchargé depuis www.cairn.info - duke_university - - 152.3.240.116 - 18/01/2012 01h52. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - duke_university - - 152.3.240.116 - 18/01/2012 01h52. © P.U.F. 30 NICOLAS TERTULIAN 30 de lire. La critique marxienne du concept hégélien d’aliénation, en particulier la contestation de l’identification de l’aliénation (Entäus- serung) avec l’objectivation (Vergegenständlichung), a bouleversé la réflexion de Lukács : la structure de pensée mise en place dans Histoire et conscience de classe a volé en éclats, les écailles de l’idéalisme hégélien sont tombées de ses yeux et Lukács a compris la portée du matérialisme de Marx (la formule « Ein ungegenständliches Wesen ist ein Unwesen » l’a beaucoup marqué), ainsi que l’importance capitale du distinguo entre objectivation et aliénation. La décision de refonder sa réflexion sur des bases nouvelles, une fois débarrassé de l’erreur fatale d’avoir identifié, sur les traces de Hegel, l’aliénation avec l’objectiva- tion, et le projet d’appréhender l’aliénation comme un processus particulier, lié à des circonstances socio-historiques précises, et non comme une activité constitutive de l’esprit, à caractère métahistorique, ont pris corps à partir de ce tournant du début des années trente. L’expression la plus mûre de cette interprétation renouvelée, rigoureusement matérialiste, du phénomène se trouve dans le chapitre intitulé « Die Entfremdung » (L’Aliénation), qui est le point d’orgue de l’Ontologie de l’être social. Des considérations synthétiques sur le même problème, fondées sur les résultats obtenus dans le chapitre de l’Ontologie, se retrouvent dans les Prolégomènes à l’Ontologie de l’être social, dernier texte philosophique élaboré par l’auteur : à 85 ans, âge de la rédaction de ce texte, Lukács ne cessait d’affiner sa réflexion sur une question qui a commencé à le travailler 60 ans plus tôt, à l’époque de son premier livre, Entwicklungsgeschichte des modernen Dramas (Histoire du drame moderne, 1909-1911), lorsque, sous l’influence de Simmel et de sa Philosophie de l’argent, il a commencé à s’interroger sur les effets de la « chosification » (Versachlichung) ou de la « réification » (Verdinglichung) de l’existence humaine. Le fourvoiement des « disciples » Le silence qui entoure dans la littérature philosophique cette dernière phase de la réflexion Lukácsienne, malgré la richesse du patrimoine conceptuel forgé par l’auteur de l’Ontologie de l’être social pour cerner la spécificité du phénomène d’aliénation, s’explique par un faisceau de causes sur lesquelles il faut s’arrêter un instant, car elles font partie de la symptomatologie idéologique de notre temps. Les premiers lecteurs du manuscrit de l’Opus postumum de Lukács ont été Document téléchargé depuis www.cairn.info - duke_university - - 152.3.240.116 - 18/01/2012 01h52. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - duke_university - - 152.3.240.116 - 18/01/2012 01h52. © P.U.F. ALIÉNATION ET DÉSALIÉNATION : UNE CONFRONTATION LUKÁCS-HEIDEGGER 31 31 les quatre philosophes hongrois qui appartenaient au cercle de ses proches, parmi lesquels Agnès Heller et son mari Ferenc Fehér. Lukács a achevé la rédaction du dernier chapitre, celui sur l’aliénation, à la fin du printemps 1968 (comme il le fait savoir dans une lettre du 25 mai 1968 à Cesare Cases) et il se proposait de revoir l’ensemble du manus- crit. Avant d’entreprendre cette opération, il a confié le texte à ses proches disciples et, dans les discussions qui ont eu lieu pendant l’hiver 1968-1969, il a pris connaissance de leurs remarques et de leurs objections. Le quatuor en question (Heller, Fehér, Markus et Vajda) a publié, quelques années après la disparition du penseur (en 1977) mais avant que le texte intégral de l’Ontologie soit édité et connu (les deux volumes ont paru en 1984 et 1986 en tant que volumes XI et XII des Œuvres de Lukács en Allemagne Fédérale), un texte qui synthétisait leurs objections et leurs critiques. Personne ne pouvait se faire une idée de la pertinence de leurs remarques tant que l’ouvrage dans son intégra- lité n’était pas accessible. Nous avons évoqué ailleurs le caractère fort déplaisant de l’initiative des quatre philosophes se dépêchant de publier leur texte avant que l’Ontologie ne soit connue (il est vrai que la bannière marxiste de Lukács devenait trop lourde à porter pour des anciens disciples qui voulaient se frayer un chemin dans l’establishment intellectuel et universitaire de l’Ouest), en contribuant ainsi indûment à créer un préjugé défavorable autour de l’œuvre 1. S’agissant ici en particulier du chapitre sur l’aliénation, on ne peut écarter l’impression, après la lecture des remarques formulées dans le texte susmentionné (qui figure aussi dans le recueil intitulé Lukács reappraised édité en 1983 chez Columbia University Press), que le quatuor en question est resté sourd et aveugle à la portée novatrice des considérations de Lukács. Il suffit de rappeler leur reproche central selon lequel Lukács aurait déplacé dans l’Ontologie le centre de gravité du phénomène d’aliénation vers les aspects subjectifs du processus tandis que, dans Le Jeune Hegel ou dans l’étude sur le jeune Marx, l’accent principal était mis sur le caractère objectif et socio-historique du phénomène (ou, selon leur terminologie : dans l’Ontologie, l’aliénation serait traitée comme une « persönlichkeitstheoretische Kategorie », l’accent étant mis sur le vécu des individus, et non comme une « geschichts- 1. N. Tertulian, Introduzione a Prolegomeni all’Ontologia dell’essere sociale, Milano, Guerini e Associati, 1990, p. XI ; « Gedanken zur Ontologie des gesell- schaftlichen Seins, angefangen bei den Prolegomena », in R. Dannemann, W. Jung (éd.), Objektive Möglichkeit. Beiträge zu Georg Lukács’ « Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins », Opladen, Westdeutscher Verlag, 1995, pp. 148-149. Document téléchargé depuis www.cairn.info - duke_university - - 152.3.240.116 - 18/01/2012 01h52. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - duke_university - - 152.3.240.116 - 18/01/2012 01h52. © P.U.F. 32 NICOLAS TERTULIAN 32 philosophische Kategorie », comme une catégorie historico-philoso- phique). Une lecture même superficielle du chapitre en question montre pourtant que Lukács s’oppose expressis verbis à une quelconque disso- ciation des moments objectifs et subjectifs, en prenant sans cesse en considération les deux pôles de la vie sociale : la société comme totalité et le vécu des individus singuliers. L’objection formulée avec tant d’as- surance est d’autant plus surprenante que les auteurs du texte Aufzeich- nungen für Genossen Lukács zur Ontologie, en particulier Heller et Fehér, vont affirmer plus tard uploads/Litterature/ tertulian-alienation-et-desalienation-une-confrontation-lukacs-heidegger.pdf

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