HISTOIRE ET LITTéRATURE, SYMPTôME DE LA CRISE DES DISCIPLINES Antoine Compagnon
HISTOIRE ET LITTéRATURE, SYMPTôME DE LA CRISE DES DISCIPLINES Antoine Compagnon Gallimard | Le Débat 2011/3 - n° 165 pages 62 70 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-2011-3-page-62.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Compagnon Antoine, Histoire et littérature, symptôme de la crise des disciplines, Le Débat, 2011/3 n° 165, p. 62-70. DOI : 10.3917/deba.165.0062 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution ectronique Cairn.info pour Gallimard. Gallimard. Tous droits rerv pour tous pays. 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Enquête sur un antidreyfusard (Éd. du Seuil, 1997) et Le Cas Bernard Faÿ. Du Collège de France à l’indignité nationale (Gallimard, 2009). Antoine Compagnon Histoire et littérature, symptôme de la crise des disciplines L’inflation récente des publications et débats de tout genre – ouvrages, revues, presse, radio, télévision, Internet – sur les rapports de l’his toire et de la littérature a de quoi donner le vertige. Une série de romans, plus ou moins historiques, plus ou moins réussis, tournant en particulier autour de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, ont provoqué des controverses sur les droits et les devoirs de la fiction. Inutile d’énumérer des titres qui sont dans tous les esprits. D’autre part, les historiens, ainsi que les sociologues du passé et même du présent, sont de plus en plus nombreux à faire de la littérature, principalement romanesque, la matière de leurs investigations. Là aussi, point besoin de donner la liste des variantes de l’his toire, non seulement culturelle mais aussi sociale et même politique, ou de la sociologie, non seulement culturelle mais aussi du travail, de la connaissance, qui se sont emparées de la littéra ture, ni de dresser un palmarès. Archives et bibliothèques La question de la littérature et de l’histoire, de leur intersection, est en tout cas sous les feux de la rampe. Le phénomène est relativement nouveau et il semble particulièrement français. On peut y voir un signe de santé de la littérature comme des sciences sociales. De la littérature vivante d’abord, parce qu’elle fait parler d’elle. On se dispute à son propos, on se demande si elle peut tout dire, n’importe comment, et cela vaut mieux que de la reléguer dans son coin, de l’aban donner à une «autonomie» qui ressemble souvent à un épuisement. Ensuite, des sciences sociales, parce que le corpus littéraire leur a fourni de nouveaux objets et a relancé leurs enquêtes dans plusieurs directions fructueuses, comme l’histoire des sensi bilités, pour citer la plus établie et la plus remarquable. Historiens et sociologues lisent des romans: cela ne peut faire de mal ni à eux ni, sans doute, à la littérature. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Leite Guilherme - 177.32.176.112 - 02/03/2014 21h32. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Leite Guilherme - 177.32.176.112 - 02/03/2014 21h32. © Gallimard 63 Antoine Compagnon La crise des disciplines reconnaissaient pas davantage comme un des leurs – il appartenait à la Sorbonne, au parti des anciens –, encore que s’ils s’abstinrent de prêter leur appui au plus moderne des deux adver saires, leur allié institutionnel, leur complice dans la politique académique, cela pourrait s’ex pliquer par leur affinité plus grande avec la méthode de Picard (un témoin du premier cercle cite ce mot de Braudel: «Dites à Barthes qu’il arrête ses c…»). Beaucoup de littéraires se sont donc sentis désorientés quand la distinction séculaire et commode, perpétuée par Barthes et renforcée par les méthodes formelles en littérature, entre les historiens, jadis fiers de se rendre aux archives, et les littéraires, cantonnés dans les biblio thèques, a volé en éclats et que de plus en plus nombreux furent les historiens – les historiens culturels, notamment – à délaisser le chemin des archives pour travailler exclusivement sur des sources imprimées. De la part des historiens, c’était aussi un chien de leur chienne, après que leur propre légitimité avait été contestée par tous ceux – théoriciens littéraires, philosophes et même théoriciens de l’historiographie, ou «méta-historiens» – qui leur avaient remontré que leurs récits n’étaient après tout que d’autres façons de raconter des histoires, sujettes aux mêmes figures et tropes, aux mêmes trucs et ficelles que les romans. Si tout le monde raconte, alors la différence entre les archives et la biblio thèque s’estompe, et les historiens ont commencé de remplacer les littéraires dans les bibliothè ques (où, à vrai dire, la place était à prendre, beaucoup de littéraires l’ayant désertée depuis qu’ils s’étaient convertis au formalisme et se contentaient du texte seul). Entre histoire, sociologie et études littéraires, les chevauchements disciplinaires semblent de plus en plus répandus, au point qu’il est temps Les littéraires, eux, donnent l’impression de se laisser tondre la laine sur le dos et certains parmi eux s’en inquiètent. Ils assistent comme impuissants au dernier stade de leur dépos session depuis que la science naturelle s’est détachée des belles-lettres au xviiie siècle et soustraite à leur tutelle, suivie de l’histoire, de la sociologie, de la psychologie, de l’anthropo logie, qui prirent leur indépendance l’une après l’autre. Leur restait au xxe siècle la juridiction de la littérature elle-même, objet de l’histoire littéraire, de la critique littéraire, de la théorie littéraire. Personne ne la leur disputait et ils se chamaillaient entre eux, comme Roland Barthes et Raymond Picard lors de la querelle de la nouvelle critique dans les années 1960. Pierre Bourdieu les renvoya dos à dos avec hauteur, dans Les Temps modernes en novembre 1966, ne voyant dans leurs arguties qu’une riva lité pour le pouvoir sur la jeunesse, qu’une compétition indifférente aux contenus, dans le cadre d’un enseignement supérieur en profonde mutation démographique et sociologique. Les historiens se tinrent, eux aussi, à l’écart d’une bataille qui ne les concernait pas. Barthes, dans son article manifeste des Annales en 1960, «Histoire et littérature», lequel, sous la rubrique «Débats et combats», lui avait servi de ticket d’entrée à la VIe section de l’École pratique des hautes études (ephe) – le fief de Fernand Braudel, future École des hautes études en sciences sociales (ehess) –, se les était conciliés au préalable en posant une cloison étanche entre le domaine des historiens, chargés d’enquêter sur l’institution littéraire, et celui des littéraires, ayant pour mission de comprendre la création de l’œuvre. Picard, s’intéressant à la «carrière» de Racine, était donc un historien aux yeux de Barthes, rien qu’un historien, mais les nouveaux maîtres des sciences sociales ne le Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Leite Guilherme - 177.32.176.112 - 02/03/2014 21h32. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Leite Guilherme - 177.32.176.112 - 02/03/2014 21h32. © Gallimard 64 Antoine Compagnon La crise des disciplines note de la technicité formaliste ou se sont repliés sur la pédagogie, d’autres sont retournés à la philologie la plus académique, d’autres enfin sont «passés à l’ennemi» et ont substitué dans leurs productions le glossaire de Bourdieu aux néologismes de la narratologie, ou bien se sont initiés à l’histoire culturelle et à la philosophie morale, toutes manœuvres qui confirment que nous nous situons bien à un moment de redistri bution des disciplines traditionnelles et que les humanités sont en désarroi. Une transition institutionnelle Au-delà du signe superficiel de renouveau de la fiction historique et des sciences sociales, ou de la confirmation de la mise à l’écart des études littéraires dans l’enseignement supérieur, la recherche et l’opinion au début du xxie siècle, je crois donc qu’il convient de voir dans la pro lifération des débats et litiges à propos de la littérature devant l’histoire, et de l’histoire (ou de la sociologie, ou de la philosophie) devant la littérature, un symptôme de l’état d’incerti tude qui est aujourd’hui celui de l’ensemble des disciplines relevant des humanités et des sciences sociales, dans le contexte d’une muta tion brutale de l’organisation de l’enseignement supérieur et de la recherche en France et dans le monde. Après tout, notre nomenclature disciplinaire est ancienne, elle remonte à la fin du xixe siècle, elle date de la refondation des facultés en France, en l’occurrence les facultés de lettres, sur le modèle allemand de l’université de recherche adapté au système très particulier des concours de l’enseignement secondaire français (on sait le rôle considérable que les agrégations ont eu tout au long du xxe siècle pour le pilotage de la recherche universitaire dans uploads/Litterature/ compagnon.pdf
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- Publié le Nov 06, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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