Texte, histoire et sujet critique Remarques sur la théorie et la pratique de l’
Texte, histoire et sujet critique Remarques sur la théorie et la pratique de l’herméneutique chez Peter Szondi Rainer Nägele p. 40-72 TEXTE NOTES AUTEUR TEXTE INTÉGRAL La pensée se cherche un abri dans les textes. La part de chacun, mise en réserve, se découvre en eux. Mais ils ne la sont pas : ce que l’on découvre dans les textes n’est pas la preuve de ce qui a été réservé. Theodor W. Adorno Ce que l’on demande, c’est une ouverture, une réceptivité qui fait abstraction du moi propre. Peter Szondi 1Il semble que l’effacement du sujet interprétant dans le texte commenté que constate la dialectique négative d’Adorno soit dépouillé par Szondi de la tension qu’il comporte, se muant en une simple négation du moi qui lit (ELH, p. 290). Or la phrase, qui s’offre comme la devise de la démarche herméneutique de Szondi, parle, quelque nette que soit la référence implicite à la conduite propre, d’un texte poétique : un poème fragmentaire, inachevable de Hölderlin (Comme quand au jour de fête...). Le poème n’est pas achevé pour Szondi, à cause de l’interférence de ce que Hölderlin appelle « l’autre flèche » (ELH, p. 292). Hölderlin institue une différence entre cette flèche et le « rayon du père » (« Des Vaters Stral »), se révélant dans les signes qu’apportent la nature et l’histoire, et que le poète – suivant encore les mots de Hölderlin – doit offrir au peuple « dans le chant/ Voilé » (« ins Lied/Gehüllt »). L’interprétation de ces signes objectifs, leur saisie dans le texte poétique, exige que le moi qui écrit ne se considère pas lui-même ; en intervenant, il condamnerait l’écrit à l’échec. 2Le transfert de ce système poétologique, avec les problèmes qu’il pose, dans le texte critique comporte sans doute le danger d’introduire une psychologie de mauvais aloi. Néanmoins, au lieu de nous contenter de passer outre, nous voudrions affronter ce danger avec l’espoir de le dissiper de l’intérieur, en partant de ce qui saute aux yeux. Il va sans dire que mon commencement prête à la critique, en ce qu’il touche un point des plus difficiles, l’immédiateté, qui, parce qu’elle saute aux yeux, aveugle. Aussi les catégories qui serviront de point de départ à la description sont-elles elles-mêmes, problématiques. 3Dans la critique de Szondi, deux qualités me frappent : d’une part, une démarche qui objective, crée une distance, faite de précision, de nuances, du sens de la différence, alliée à un rejet presque tatillon de toute subjectivité, et d’autre part, la trace perceptible d’un sujet qui écrit, dont l’intensité se mesure à cette procédure même, et dont, pour me servir d’un concept auquel j’ai rarement recours, l’écriture porte, presque à chaque pas la marque de la vocation : de ces deux aspects, qui, dans un sens, n’en forment qu’un, le premier est plus facile à montrer. Il se laisse saisir dans le style, et s’exprime encore dans la répugnance qu’éprouvait Szondi à publier quoi que ce fût qui n’eût pas été soumis à une révision rigoureuse, comme dans son horreur de l’improvisation pour ses cours et pour ses séminaires. Ce côté de son œuvre, on le désignerait d’un terme de l’esthétique de Hölderlin, comme le « côté artiste » (« Kunstkarakter », c’est-à- dire le caractère à la fois artistique et artisanal, technique). L’autre côté, dans les mêmes catégories poétologiques, le « fond », est donc précisément ce qui est caché, mis à part, se situant à l’opposé de la technique de l’expression, qui se voit, et, pourtant, la produisant autant qu’il est produit par elle. Le sujet raturé est là, dans la rature, et s’éloigne par là-même de la critique impressionniste, qui, en offrant délibérément le spectacle d’une sensibilité individuelle, est la victime aveugle des codes que son individualisme prétendait transcender. Mais la critique de Szondi ne s’éloigne pas moins d’un discours universitaire, qui se donne comme l’expression de l’objectivité scientifique toute pure, et dissimule, en croyant à la liberté et à l’autonomie d’un sujet qui fait de la science, ses contingences propres, historiques, institutionnelles et personnelles, et ses intérêts. Le rôle que jouent les attributs de « scientifique » et de « scolaire » dans les luttes pour le pouvoir universitaire mériterait d’ailleurs d’être l’objet d’une enquête historique approfondie et démystificatrice. 4La forme spécifique de la subjectivité critique, caractérisée par la réserve et la négativité, ne se prête pas à une saisie immédiate. C’est médiatisée, dans l’examen de son accomplissement, qu’elle se laisse circonscrire. On le fera en commençant par ce point dont j’ai parlé, et qui se présente à nous comme l’objet et le thème de la critique de Szondi. La référence à la réflexion du texte critique sur lui-même dans le paradigme de « l’autre flèche » est un leitmotiv chez lui. Ce rapport du sujet et de l’objet dans la démarche herméneutique, dont l’explication n’a pas été conduite jusqu’au bout dans ses cours sur l’interprétation, est implicitement réexaminé dans la problématique particulière de chacun de ses écrits. 5Le premier livre de Szondi déjà, La théorie du drame moderne, commence par poser hardiment la figure de l’homme prenant conscience de lui-même (« des zu sich gekommenen Menschen» – le mot allemand Mensch implique à la fois l’homme et la femme et évite la réduction sexiste de l’anglais man. Cependant, la position du signifiant allemand n’est pas moins marquée par une tradition de discours patriarcal pour qui le sujet de la conscience de soi est éminemment mäle). « Le drame moderne, lit-on dans cet ouvrage, est le coup que l’homme, éveillé à la conscience de soi, après la ruine médiévale du monde hasarda dans le domaine de l’esprit, pour reconstruire la réalité de l’œuvre, dans laquelle il voulait se voir et se refléter, sur le seul témoignage des relations entre les hommes » (TMD, I, p. 16). Il semble d’abord qu’on ait affaire à un cliché de la Renaissance ; cependant, le concept de l’homme devenant lui-même est aussitôt, chez Szondi, le point de départ d’une dialectique particulière. La phrase que je viens de citer ne débouche pas sur une figure aux contours nets – cette créature ferme et musclée que le cliché assimile si volontiers à l’homme de la Renaissance –, mais sur la fragmentation des relations intersubjectives. La phrase suivante l’exprime clairement : ce n’est pas par lui-même que cet homme s’est constitué : « La sphère de l’entre-deux lui semblait essentielle dans sa nature ». Le sujet historique se fait sujet du drame dans cette extériorisation. Comme tel, c’est un sujet qui prend des décisions (« Entschlüsse »). Pris dans la dialectique de l’extériorisation, Szondi, que la pratique abusive de l’étymologie chez les étudiants heideggeriens indisposait plutôt en général, fait ici une exception, et prend le terme de « dé-cision » (une catégorie essentielle de la dramaturgie) dans sa littéralité, comme l’acte de se dé-couvrir, de s’ouvrir : « Dans l’instant où il (le sujet) prend une décision en faveur du monde de l’intersubjectivité (« sich zur Mitwelt entschloss »), son moi profond se découvre et devient présence dramatique » (TMD, I, p. 16). Le sujet se constitue dans la mesure seulement où il se dé- couvre et s’ex-prime, n’ayant d’intériorité que dans son extériorisation. Celle-ci, à son tour, prend une forme dramatique dans le dialogue, ce « mode d’expression inter- humain » (« zwischenmenschlichen Aussprache »), où le sujet se parle et se constitue dans l’acte de parole. Dans la mesure même où le drame se ferme en tant que genre sur ses décisions et ses dialogues, il exclut un autre sujet : celui de l’écriture. « Le dramaturge est absent du drame », écrit Szondi, « il ne parle pas, il a fondé la parole » (« Aussprache gestiftet », TMD, I, p. 17). La formule contient en elle le développement dialectique du livre tout entier. Et la troisième catégorie de sujets, les spectateurs, est saisie également par la dialectique. Le drame, en se déroulant dans ses décisions, ou ses « ouvertures », se ferme au spectateur, dont il s’éloigne comme un monde en soi : « Le drame montre le même absolu pour le spectateur ; la réplique dramatique n’exprime pas plus l’auteur qu’elle ne s’adresse au spectateur ; celui-ci assiste du dehors à l’expression de la parole dramatique : silencieux, les mains liées, paralysé par l’impression qu’il reçoit d’un autre monde » (TMD, I, p. 17s.). Ce n’est pas tout. Le pouvoir qui est dans cette paralysie et dans cette impression se transforme en une autre activité par laquelle le spectateur devient le sujet transcendantal du drame, s’identifiant à lui dans son exclusion même : « le spectateur s’empare lui-même de la parole (bien entendu par la bouche de tous les personnages). Le rapport entre le spectateur et le drame n’existe que dans la séparation absolue et l’identité absolue. Il n’admet pas l’intrusion du spectateur dans le drame ni l’appel adressé au spectateur par le drame » (TMD, I, p. 16). 6La tentation est grande de lire, dans cette phrase encore, une uploads/Litterature/ texte-histoire-et-sujet-critique02.pdf
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- Publié le Apv 03, 2021
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