304 Bulletin Critique © Koninklijke Brill NV, Leiden, 2021 | doi:10.1163/157005

304 Bulletin Critique © Koninklijke Brill NV, Leiden, 2021 | doi:10.1163/15700585-12341594 Ahmed El Shamsy, Rediscovering the Islamic Classics: How Editors and Print Culture Transformed an Intellectual Tradition, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2020, 295 p., ISBN : 978-0-691-17456-3, 30 £ relié. Ahmed El Shamsy est avant tout un spécialiste du droit musulman, auteur d’une thèse remarquée sur le sujet1. Plusieurs de ses travaux postérieurs avaient néanmoins déjà témoigné de son intérêt pour la tradition légale post-classique, dans le cadre du développement des études sur la scripturalité particulière de l’Islam2, puis pour le rôle de l’imprimerie dans sa transformation radicale à partir du XIXe siècle3. Rediscovering the Islamic Classics est en quelque sorte une étape dans ce cheminement. Le cadre général d’El Shamsy n’a guère varié depuis 2016 où il écrivait : yes, by the end of the nineteenth century Islamic learning and scholarship in Egypt, at least, indeed focused almost exclusively on a narrow set of textual clusters that consisted of Middle Period base texts and successive commentaries on these texts stretching all the way into the nineteenth century4. Les choses auraient com- mencé à changer au début du XXe siècle. El Shamsy était parvenu à ces conclu- sions à partir de l’analyse quantitative des bibliothèques de deux cheikhs d’al-Azhar, Šams al-Dīn al-Anbābī (m. 1313/1896) et Muḥammad Baḫīṭ al-Muṭīʿī (m. 1354/1935). Dans une large mesure, El Shamsy en fait le point de départ de Rediscovering the Islamic Classics: How Editors and Print Culture Transformed an Intellectual Tradition. Le titre de l’ouvrage donne le ton. Redécouvrir suppose que quelque chose fut oublié : des classiques. À supposer que tous les textes redécouverts étaient bien des classiques au moment où ils furent oubliés, pourquoi seraient-ils encore des classiques au moment où ils furent redécouverts ? Le statut de « classique » est-il acquis une fois pour toutes, par-delà les oublis et les redécou- vertes ? Certes non. Tite-Live était « classique » au Moyen Âge, à la Renaissance et à l’âge moderne. Il le reste pour les historiens de l’Antiquité et les amateurs d’historiographie. La signification de ce classique n’a pourtant cessé de chan- ger depuis 2 000 ans. Et que faire d’un ouvrage dont le statut de classique est moins irréfragable ? Les Fleurs du mal furent d’abord un ouvrage sulfureux, condamné et censuré, avant d’être raboté par l’institution scolaire et canonisé. 1 Ahmed El Shamsy, The Canonization of Islamic Law: A Social and Intellectual History, Cambridge, Cambridge University Press, 2013. 2 Id., « The Ḥāshiya in Islamic Law: A Sketch of the Shāfiʿī Literature », Oriens, 41/3-4 (2013), p. 289-315. 3 Id., « Islamic Book Culture through the Lens of Two Private Libraries, 1850-1940 », Intellectual History of the Islamicate World, 4/1-2 (2016), p. 61-81. 4 Ibid., p. 62-63. Downloaded from Brill.com10/17/2021 06:06:39PM via ISAM – Center of Islamic Studies 305 Bulletin Critique Arabica 68 (2021) 281-336 Tous les petits Français apprennent à l’école « L’Albatros » et l’histoire de son poète qui tutoie les nuées mais ne peut marcher à cause de ses ailes de géant. On le voit bien : parler de redécouverte et de classiques oblitère le rôle de l’im- primerie dans la canonisation de certaines œuvres anciennes. Faut-il parler même de « l’imprimerie » ? Car le sous-titre d’El Shamsy est bien plutôt How Editors and Print Culture Transformed an Intellectual Tradition. Il explique en effet, dans son introduction, qu’il ne croit pas que l’imprimerie soit en soi la cause des transformations culturelles du monde arabo-musulman, mais bien les agents individuels qui la mobilisèrent : My aim is to sketch the transforma- tion of the Arabo-Islamic intellectual tradition that accompanied the adoption of printing in the Middle East, and to bring to light the stories of the hitherto mostly invisible individuals who effected this transformation5. Cette approche a ses vertus et ses limites. Elle permet de mettre en évidence la complexité des activités des acteurs de l’imprimerie et leurs engagements religieux et politiques extrêmement divers, et ainsi d’éviter les généralisations trompeuses ou maladroites. Elle empêche en revanche El Shamsy de réflé- chir proprement au rôle de l’imprimerie en tant que moyen de production et de reproduction du savoir. Il ne suffit pas de s’attaquer au moulin à vent d’un déterminisme technologique que plus personne ne défend depuis plus d’un demi-siècle ; il eût été plus fructueux de réfléchir aux effets du medium sur la culture manuscrite qu’il saisit à un moment donné de son histoire (par exemple, en redéfinissant la mise en page, l’imprimerie créa les conditions d’une autre intertextualité). Le titre d’El Shamsy annonce d’emblée ce que l’on 5 Id., Rediscovering the Islamic Classics: How Editors and Print Culture Transformed an Intellectual Tradition, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2020, p. 4. La fin de cette citation, qui résume très bien l’ouvrage : They collected books, were resurrecting for- gotten works, ideas, and aesthetics that they felt could contribute to the revival of Islamic and Arabic culture; they inaugurated institutions dedicated to the preservation and dissemination of their discoveries ; and they developed practices and systems of editing and publication that led to a wave of printed edition of classical works from the late nineteenth century onward. Their motivation, goals, and approaches, were diverse. Some sought to reinvigorate the established scholarly tradition, others to undermine it. Some emphasized the socially relevant messages conveyed in rediscovered older works, while others focused on their aesthetically superior form. Some consciously adapted the Orientalist tradition of editing and scholarship, whereas others thought to counterbalance Orientalism and its claims to privileged expertise. All had to contend with the formidable challenges posed by centuries of cultural neglect of the classical literature: locating and obtaining manuscripts in the absence of catalogs, piecing together complete works out of scattered fragments, deciphering texts in spite of errors and damage, and understanding their meaning without recourse to adequate reference material. Their painstaking, frequently solitary, and often innovative efforts opened up the narrow postclassical manuscript tradition into a broad literature of printed, primarily classical works – the literature that we today consi- der the essential canon of Islamic texts (p. 4-5). Downloaded from Brill.com10/17/2021 06:06:39PM via ISAM – Center of Islamic Studies 306 Bulletin Critique Arabica 68 (2021) 281-336 est en droit d’attendre de l’ouvrage : de passionnantes études de cas insérées dans une vision de l’histoire plutôt individualiste, où l’imprimerie est avant tout envisagée comme un moyen de reproduction mécanique efficace et bon marché, utilisable à diverses fins. Le premier chapitre (p. 8-30) est une synthèse sur le transfert des manuscrits arabes vers les bibliothèques occidentales et vers la Russie, à partir du XVIIIe siècle, construit à partir de l’étude des catalogues de ces institutions. Plusieurs milliers de manuscrits furent acquis et volés par des Européens, assistés par des intermédiaires locaux. Ce drainage contribua à affaiblir les institutions du savoir égyptiennes, jusqu’à la fondation des premières bibliothèques modernes en Égypte et en Syrie. Il eût été intéressant de mentionner les débats autour de l’impact de la conquête ottomane sur la culture manuscrite moyen-orientale6. Le deuxième chapitre (p. 31-62) est une tentative de caractériser la « Postclassical Book Culture ». Pour El Shamsy, deux traits sont cruciaux : le scolastisme et l’intérêt pour les œuvres tardives ; l’ésotérisme et la baisse de prestige du livre. Sur le premier point, il écrit : There does not seem to have been any accepted body of literary classics beyond the teaching text clusters with which an educated scholar might have been expected to be familiar, and no expecta- tion that a newly founded library should offer a wider spectrum of works (p. 34). Encore plus problématique est la raison donnée à ce phénomène (p. 41) : la baisse de disponibilité des livres. Non seulement parce qu’elle tombe dans le déterminisme technologique combattu tantôt, mais surtout parce qu’elle est infalsifiable : nous ne pouvons pas savoir si un cheikh šāfiʿite du XIIe/XVIIIe siècle aurait lu avec intérêt l’imam al-Šāfiʿī (m. 204/820) dans le texte, eût-il eu à sa disposition un manuscrit du Kitāb al-Umm ou de la Risāla. Pour El Shamsy, en tout cas, cette rareté des livres aurait conduit à l’émergence d’une culture scolastique en manière de pis-aller permettant de poursuivre une vie intellec- tuelle, malgré tout. Expliquer les formes de la culture savante post-classique par la rareté des livres anciens n’est guère convaincant. Le deuxième trait caractéristique est l’ésotérisme, i.e. l’influence délétère d’Ibn ʿArabī (m. 638/1240) (p. 43). Toutes les études récentes mettant en évi- dence la vitalité de la vie intellectuelle aux XIe/XVIIe et XIIe/XVIIIe siècles ne sont pas ignorées par El Shamsy mais interprétées, dans ce cadre général, comme des contre-courants, depuis les courants intellectuels mis en évidence par Khaled El-Rouayheb jusqu’à la « réhabilitation » (p. 57) d’Ibn Taymiyya 6 Voir İsmail Erünsal, « Fethedilen Arap Ülkelerindeki Vakıf Kütüphaneleri Osmanlılar Tarafından Yağmalandı mı? », Osmanlı Araştırmaları/The Journal of Ottoman Studies, 43 (2014), p. 19-66. Downloaded from Brill.com10/17/2021 06:06:39PM via ISAM – Center of Islamic Studies 307 Bulletin Critique Arabica 68 (2021) 281-336 (m. 728/1328), en passant par l’œuvre uploads/Litterature/ transformed-an-intellectual-tradition-princeton-oxford-princeton-university.pdf

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